Daoud Boughezala. Un Européen sur dix a des racines ailleurs, principalement dans le monde arabo-musulman. Selon vous, cette minorité menace-t-elle de « conquérir » le continent et de révolutionner la vie des Européens « de souche » ?
Christopher Caldwell. Dans mon livre , je parle de culture et non pas d’ethnies. Le fait que 99% des Américains aient leurs racines ailleurs n’a pas empêché la construction d’une culture nationale commune. Quant au verbe « conquérir », je le trouve inapproprié, puisqu’il suggère que l’immigration de masse que connaît Europe depuis cinquante ans obéit à une stratégie ou à un plan préétablis, ce qui n’est pas le cas. En revanche, le verbe « déplacer » − terme qu’employait Enoch Powell dans ses discours controversés des années 1960 – me semble mieux qualifier ce phénomène. Les problèmes posés par l’immigration de masse ne constituent pas un crime. Ils sont plutôt une tragédie, pour une bonne part involontaire.
DB. De plus en plus, les critiques de l’immigration se polarisent sur l’islam. Or, vous écrivez que l’immigration de masse et l’islamisation sont deux « problèmes » distincts qui « se recoupent » néanmoins. Quel est le vrai défi posé à l’Europe : l’immigration ou l’islam ?
CC. L’immigration de masse constitue le grand défi pour l’Europe en ce qu’elle pose des problèmes que l’immigration individuelle ne pose pas. Lorsque des individus immigrent, ils ne peuvent retrouver des repères culturels qu’en adoptant la culture de leur pays d’accueil. Lorsqu’il s’agit de masses, elles apportent leur culture d’origine avec elles, sauf si le pays d’arrivée prend des mesures énergiques pour les en empêcher. Or, loin d’adopter de telles mesures, les pays européens ont tout fait pour encourager ces cultures étrangères. Ce fut une erreur terrible. De ce point de vue, aujourd’hui, l’un des principaux obstacles à l’assimilation des immigrés est l’existence de réseaux entiers de restaurants, de coiffeurs, de journaux et de commerces qui permettent d’importer dans le pays d’accueil le mode de vie et les codes culturels du pays d’origine. Et ce phénomène est aggravé par Internet, qui permet à chacun de vivre connecté à la société dont il est issu.
DB. Il aurait été étrange et même fâcheux qu’on accueille des individus en dénigrant leur culture…
CC. Soyons clairs : il ne s’agit pas de déclarer telle ou telle culture « supérieure » ou « inférieure » à une autre. Les cultures étrangères sont problématiques non pas parce qu’elles seraient intrinsèquement « mauvaises » ou « inférieures » mais parce qu’elles se heurtent aux règles de la vie en société, aux droits et aux devoirs de l’individu dans les pays d’accueil. La confusion culturelle qu’elles entraînent mine la démocratie, la cohésion sociale et jusqu’à la légitimité gouvernementale.
DB. Vous n’avez pas répondu sur l’intégration de l’islam qui est pourtant le sujet de votre enquête…
CC. À l’intérieur du phénomène général qu’est l’immigration de masse, l’islam pose un problème particulier car il s’agit d’une religion prosélyte, comme le christianisme. De surcroît l’islam a été, plus encore que les deux autres monothéismes, une religion de conquête.[access capability= »lire_inedits »] Or, une minorité de ses adeptes pense qu’elle devrait le rester, ce qui d’ailleurs ne signifie pas que l’immigration des musulmans vers l’Europe traduise une volonté de conquête. Ce qui a rendu la situation tragique, c’est que l’afflux d’immigrés musulmans est intervenue dans les années 1950-1970, alors qu’une majorité de chrétiens et de musulmans semblaient délaisser leur religion pour devenir « modernes ». Or, ce qui était vrai pour les premiers s’est avéré faux pour les seconds.
DB. Comment pouvez-vous en avoir la certitude ?
CC. Etude après étude (la plus récente étant celle de l’Institut Montaigne), on observe qu’un nombre élevé de musulmans des banlieues privilégient leur allégeance religieuse par rapport à leur appartenance nationale. En réalité, cette hiérarchie des appartenances vaut pour toutes les personnes vraiment religieuses, qu’elles soient chrétiennes, musulmanes ou juives. Un individu qui croit en Dieu serait idiot d’accorder plus de poids aux choses temporelles qu’au monde éternel. Pour autant, toutes les religions ne sont pas compatibles avec toutes les nations. Ainsi, la France, une République laïque, est aussi − de l’avis unanime des catholiques comme des non-catholiques − la « fille aînée de l’Église ». Il n’y a pas de conflit entre l’identité catholique et l’identité française parce que la France est indéniablement un pays d’histoire et de culture catholiques. En revanche, jusqu’à ces deux dernières décennies, la France n’était absolument pas un pays musulman. Elle a même été en guerre contre des États musulmans, y compris récemment. Au cours du dernier millénaire, les intérêts de la France ayant très rarement convergé avec ceux de l’islam, il n’y a aucune raison de croire, sauf à se bercer d’utopie, qu’ils s’accorderont durablement à l’avenir.
DB. L’Europe n’est-elle pas apte à assimiler les descendants des immigrés musulmans comme les États-Unis l’ont fait avec les Irlandais, très mal vus à l’époque de leur arrivée massive à Ellis Island ?
CC. Peut-être, mais il ne faut pas oublier que les Irlandais ont eu beaucoup du mal à s’assimiler ! Jusqu’à aujourd’hui, beaucoup d’Américains d’origine irlandaise n’ont toujours pas abandonné leurs allégeances ancestrales. Il a fallu plus d’un siècle pour qu’ils cessent d’exprimer violemment leur identité, aux États-Unis et ailleurs. Et il ne s’agit pas d’un simple folklore : pendant la guerre de Sécession, une quinzaine d’années après la famine des années 1840 (dite « de la pomme de terre ») et les premières vagues d’immigration de masse de ce pays, des immigrés Irlandais se sont soulevés contre l’effort de guerre exigé par le Nord. Cinquante ans plus tard, lors de la Première guerre mondiale, un nombre significatif d’Irlando-Américains ont soutenu l’Allemagne, car celle-ci s’opposait à leur ennemi héréditaire britannique, pourtant allié de leur nouvelle patrie… Le même scénario s’est reproduit dans les années 1930. Quant aux terroristes de l’IRA, ils ont été abondamment financés – jusque dans les années 1990 ! − par des fonds en provenance des communautés irlandaises des États-Unis.
DB. Malgré ces vicissitudes, ils sont devenus de « bons Américains ». Est-ce parce que, malgré l’antagonisme entre catholiques et protestants en Irlande, il est plus facile, pour un pays d’histoire chrétienne, d’assimiler des chrétiens ?
CC. Évidemment, cela compte beaucoup. C’est l’occasion de rappeler une chose que l’on ignore souvent en Europe à propos de l’assimilation aux États-Unis : en devenant américain, l’immigré garde sa religion. La plupart des Américains ont conservé la religion de leur arrière-arrière-arrière… grand-mère. Ainsi, le catholicisme des Irlandais n’était pas étranger aux États-Unis de la même manière que l’islam peut l’être à l’Europe occidentale. Le Maryland catholique était l’un des 13 États fondateurs du pays. La Louisiane catholique est entrée dans l’Union en 1812. A contrario, l’Europe occidentale n’a pas connu une présence durable de l’islam sur son sol depuis plus de cinq cent ans. En outre, l’Irlande ne comptant que 3 millions d’habitants, elle n’a connu que des conflits sporadiques et limités. En revanche, le monde musulman abrite 1,3 milliard d’êtres humains, ainsi qu’une large variété de conflits, qui suscitent une forte solidarité confessionnelle. Pour prendre un exemple concret, les passions autour du conflit israélo-palestinien ne se cantonnent pas à la diaspora palestinienne mais concernent l’ensemble des musulmans européens. La conclusion, c’est que, si l’immigration irlandaise a été l’une des plus difficiles à assimiler pour les États-Unis, l’immigration musulmane sera encore bien plus difficile à absorber pour l’Europe.
DB. Pour vous, « la voie de la modernisation européenne passe par la galerie marchande, le piercing de nombril, le jeu en ligne, un taux de divorce de 50% et une forte tendance à l’anomie et au dégoût de soi ». Au fond, l’immigration de masse n’est-elle pas un symptôme de la crise identitaire d’un continent qui n’aspire qu’à s’intégrer au marché mondial et à adopter la culture ultra-consumériste de l’Amérique ?
CC. Absolument ! En réalité, la culture consumériste et l’immigration de masse représentent deux faces d’un phénomène global. Dès lors que le marché nécessite une force de travail souple et bon marché, il ne peut se passer facilement de l’immigration.
DB. Comment voyez-vous l’Europe dans cinquante ans ? Sommes-nous condamnés à devenir les héros d’un Camp des Saints grandeur nature ? Que doit faire l’Europe pour échapper à ce sort peu enviable ?
CC. L’Europe ne ressemblera certainement pas au Camp des Saints, qui offre une vision romanesque intéressante mais datée « XXe siècle ». Je partage l’analyse des théoriciens de gauche, de droite et du centre qui, de plus en plus, voient le XXe siècle comme une parenthèse historique. Il est évidemment risqué de prévoir l’avenir, mais l’Europe de demain pourrait ressembler à ce qu’elle était avant l’unification de l’Allemagne et de l’Italie : un patchwork irrégulier de peuples sur lesquels une autorité politique exerce un pouvoir fondé sur des intérêts de classe. En somme, nous pourrions assister à un retour du féodalisme.[/access]
Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.
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Christopher Caldwell est journaliste. Il vit à Washington et est l’auteur d’Une révolution sous nos yeux, Comment l’islam va transformer la France et l’Europe, préface de Michèle Tribalat, Editions du Toucan
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