François Dubet est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et enseigne la sociologie à Bordeaux II. Son œuvre questionne l’évolution des institutions issues de la modernité et leurs rapports avec le développement de l’individu, à l’école ou au travail. Il est proche de Pierre Rosanvallon, qu’il côtoie au sein de La République des idées.
Daoud Boughezala. Dans Les Places et les chances, vous battez en brèche le mythe de l’égalité des chances. L’idée d’un égal accès au savoir n’est-elle pas une fiction utile à l’instruction du plus grand nombre ?
François Dubet. Je ne me reconnais pas dans la lecture que vous faites de mon petit livre. J’y affirme que l’égalité des chances est un principe cardinal des sociétés démocratiques qui doit combiner l’égalité de principe de tous et l’inégalité « empirique » des positions sociales. C’est pour cette raison que l’égalité des chances est nécessairement associée à des procédures méritocratiques. Il n’y a rien à redire à ceci, sauf à s’interroger sur l’équité des procédures méritocratiques. On peut en effet se demander si ce système de sélection n’est pas vaguement « darwinien » par les inégalités qu’il engendre. Dans ce cas, l’égalité des chances ne deviendrait qu’une manière de légitimer a posteriori les inégalités sociales préexistantes.
Faut-il alors renoncer au rêve universaliste de Jules Ferry ?
Jules Ferry est devenu une icône à laquelle on attribue tout et son contraire. Jules Ferry et quelques autres ont créé une École républicaine élémentaire et populaire chargée de construire le sujet de la nation et de la République. La force de cette École est d’avoir construit une culture commune. La langue, l’histoire, la géographie et quelques rudiments de sciences et de littérature formaient le cœur de cette culture de base. Les élites étaient formées ailleurs, dans les petits lycées et au lycée, sur le modèle des humanités et de la culture générale − non sans un vague mépris pour le « primaire ». À l’époque, on observait d’ailleurs des résistances continues à l’« envahissement » du royaume de la culture générale par les cultures plus triviales issues de la technique, des métiers et de la tradition intégratrice et plus égalitaire de l’École élémentaire. Veillons donc à ne pas nous appuyer sur les récits souvent complaisants pour reconstruire l’Histoire à partir d’une image d’Épinal.
Mais exclure la culture générale des procédures méritocratiques que vous évoquiez revient, dans les faits à en priver les moins favorisés. N’est-ce pas le comble de l’élitisme ?
Quand le savoir est identifié à la culture générale, un problème supplémentaire se pose car l’accès à cette culture est si inégalement réparti que sa mobilisation comme critère de sélection génère une extrême reproduction des élites.[access capability= »lire_inedits »] À Sciences Po, cela a longtemps permis à ceux qui n’avaient pu résister aux exigences et à l’ascétisme des classes préparatoires de bénéficier d’une épreuve de rattrapage dans laquelle le « brillant » d’une culture générale apprise dans sa famille et ses fréquentations ne laissait guère de chances aux boursiers. La culture générale possède toutes les vertus et elle est discriminante. Ce n’est pas être hostile au latin et à La Princesse de Clèves que de rappeler qu’ils sont mobilisés dans des épreuves sélectives inéquitables. Une véritable défense de la culture générale devrait donc la détacher un peu de sa valeur sélective plutôt que l’y enfoncer et la réduire à sa stricte utilité. Si on peut condamner les « ennemis » de la culture qui préfèrent des épreuves équitables mais vides de sens, on peut tout autant blâmer l’hypocrisie des défenseurs de la grande culture qui feignent d’ignorer qu’elle est le support d’une sélection inéquitable. En matière d’École, il y a un gouffre entre ce que les gens croient et ce qu’ils font !
Pour le coup, il est assez paradoxal de huer les propos de Nicolas Sarkozy sur La Princesse de Clèves et d’applaudir Richard Descoings quand il supprime l’épreuve de culture générale. Êtes-vous prêt à applaudir le Président de la République sur ce point ?
Je revendique le droit de n’être pas obligé de hurler et d’applaudir avec quiconque. Je m’interroge plutôt sur un double échec de notre système éducatif dont la responsabilité nous incombe à tous. Nous avons ouvert l’École secondaire et l’Université sans être capables d’accueillir les nouveaux élèves tout en refusant de transformer les programmes. En considérant que cette pédagogie était « sacrée » et éternelle, nous nous sommes accommodés des plus grandes inégalités. On crie au loup quand deux heures d’histoire sont déplacées de la terminale à la première S, là où pourraient se former nos futures élites, mais on ne s’offusque pas que les élèves des lycées professionnels n’aient aucun enseignement d’histoire !
Tout à fait d’accord, mais c’est la gauche enseignante qui répète que la culture générale − ou, si vous préférez, les « humanités » − n’est pas seulement discriminante pour les pauvres, mais encore plus pour les enfants d’immigrés. N’y a-t-il pas là une forme de racisme ?
Ce raisonnement selon lequel la mise en cause de la fonction sélective serait une forme de racisme inversé me paraît faux et choquant. Faux, parce que les inégalités scolaires sont sociales et pas seulement ethniques ; les statistiques sont cruelles à ce propos. Choquant, quand on sait que le racisme et la discrimination sont le quotidien de millions de Français qui ne sont ni assez blancs, ni assez « enracinés », ni assez riches pour être traités comme des égaux face à l’emploi, le logement, la police…
Tout de même, nous ne sommes pas dans les années 1930 ! Nous sommes passés de Je suis partout à la Halde ! Pour lutter contre l’absentéisme et l’échec scolaire, le gouvernement propose de sanctionner les familles démissionnaires. Cela peut sembler très injuste, mais que faire ?
D’abord, je préfère vivre sous la dictature de la Halde que sous celle de Je suis partout ! Par ailleurs, je refuse de participer à la vieille rhétorique qui consiste à blâmer les victimes en considérant que les plus pauvres, les moins qualifiés, les plus précaires et les plus stigmatisés sont coupables de ce qui leur arrive. Certes, le fait d’être victime ne justifie pas tout. Mais cette situation justifie encore moins la haine des dominants et des intégrés. Ceux que l’on appelait autrefois les « petits-bourgeois » ou les « vrais Français » enrobent la défense hargneuse de leur position sociale dans l’universalité supposée de leur culture et de leurs « mœurs ». Quant aux années 1930, on sait comment elles ont fini. Et si les immigrés ont été progressivement assimilés, c’est d’abord par le travail, l’industrialisation et le sentiment que la culture française était universelle. Aujourd’hui, plus aucun de ces leviers ne fonctionne.
« Toutes les sociétés européennes sont confrontées à une forte immigration et elles deviennent de plus en plus multiculturelles », écrivez-vous. En conséquence, me direz-vous, et à raison, l’élève universel existe encore moins aujourd’hui qu’hier. Y aurait-il du Joseph de Maistre en vous ?
Votre identification systématique de la défense de la culture générale à la peur de l’immigration me fait penser que vous êtes nettement plus proche que moi de Joseph de Maistre. Ceci dit, il me semble aller de soi que la mondialisation, qu’on l’aime ou pas, rend les cultures nationales de moins en moins homogènes. Nous sommes ainsi confrontés à un nouvel enjeu démocratique : combiner l’affirmation d’une culture nationale commune avec des identités culturelles singulières sans qu’elles ne mettent en cause le principe fondamental de l’égale liberté des individus. C’est cela, l’universel. Aussi, je défends farouchement le principe d’une culture scolaire construite comme une culture commune atteignable. Si cette culture commune est celle d’une élite, elle ne sera qu’un vecteur d’exclusion générateur de haine chez ceux qui seront écartés et méprisés au nom de cette culture. Le bon programme scolaire est celui que la plupart des élèves, au-delà d’une élite réduite, peuvent assimiler.
Doit-on, au nom de la justice, se résigner à la disparition de notre héritage ou du moins, à l’intérieur de notre héritage, des œuvres et des savoirs les plus exigeants ?
Rassurons-nous, les programmes « accueillants » n’ont jamais empêché l’émergence des élites, lesquelles craignent néanmoins que leurs enfants perdent les privilèges d’une transmission culturelle qui se fait largement en dehors de l’École. Les médias jouent aussi un rôle essentiel. Or, nous y acceptons complaisamment le règne d’une extrême vulgarité, y compris dans des débats qui encouragent le ricanement, la posture et la provocation au détriment de la raison et de la nuance. En bons Français, nous oublions que les Églises, l’École et la famille ont perdu le monopole de la transmission. Tout attendre de l’École, c’est la conduire à sa perte.
Si je vous suis, « l’élitisme pour tous » doit aussi être rangé au paradis des illusions perdues. Après Ferry, il faut aussi oublier Antoine Vitez et même Jack Lang, qui a toujours repris cette formule à son compte. À la fin, que restera-t-il des plus beaux rêves de la gauche ?
À l’École, « l’excellence pour tous » est une formule paradoxale. Parce que l’École sélectionne fatalement et que l’excellence est rare par définition. Vilar voulait offrir le théâtre à tous, il ne voulait pas en faire un sujet d’examen. Pour alléger ce paradoxe, distinguons deux temps et deux espaces.
Le temps : l’excellence pour tous, c’est-à-dire la sélection, est acceptable quand l’École a pu unir ses élèves autour d’une culture commune. Après cette étape, à 16 ans, la hiérarchisation va de soi, dès lors qu’elle est équitable et que les plus faibles des élèves sont traités le mieux possible. Les pays qui ont fait ce choix obtiennent de bons résultats, peu d’inégalités et des élites plus nombreuses et aussi bonnes que les nôtres. Faut-il rappeler que la France produit plus d’inégalités scolaires que d’inégalités sociales, y compris en tenant compte des immigrés ?
L’espace : l’École doit être un espace d’instruction et un espace d’éducation. Quelles que soient leurs performances, les élèves doivent bénéficier d’une vie sociale et culturelle qui leur permette de grandir et de se construire comme des sujets. Dans ce cadre, la querelle des pédagogues et des républicains est une absurdité dangereuse. On peut par ailleurs se former en dehors de l’École. Or, la « formation tout au long de la vie » étant particulièrement faible en France, cette lacune accentue considérablement le stress et l’utilitarisme scolaires.
Il est bien possible en effet que notre querelle n’ait plus grand sens à l’heure de L’Enseignement de l’ignorance analysé par Jean-Claude Michéa[1. Climats, 1999]. À quoi bon s’empailler sur la place de l’histoire ou de la culture générale quand l’École devient un marché ?
L’École fonctionne comme un marché particulièrement inéquitable. Je le regrette et le condamne. Je suis d’ailleurs étonné que les défenseurs de la culture générale soient si peu sensibles à cette guerre de tous contre tous alors qu’ils sont si prompts à dénoncer la marchandisation de la culture qui procède mécaniquement de cette guerre.
Pour finir, penchons-nous sur le cas Bourdieu[2. Pour une analyse libérale (très) critique des positions bourdieusiennes, se reporter au récent ouvrage de Jean Baudouin, Pierre Bourdieu – Quand l’intelligence entrait enfin en politique ! (1982-2002), Cerf, 2012.]. Dix ans après sa mort, les thèses défendues dans Les Héritiers semblent triompher sans partage. Que vous inspire cet encensement général ?
Sachez que je n’ai jamais pleinement adhéré aux thèses de Bourdieu, que je trouve trop mécanistes. On ne peut pas ignorer que les hiérarchies scolaires reproduisent les hiérarchies sociales en leur fournissant le blanc-seing de l’universalité de la culture scolaire. Mais la postérité de Bourdieu me semble très étrange : l’École de la bourgeoisie est devenue celle de l’universalisme républicain. Alors que Bourdieu et Passeron avaient construit une critique radicale de l’École, leurs disciples défendent aujourd’hui les traditions scolaires les plus conservatrices afin de résister à la « marchandisation » et à la mondialisation, participant ainsi à la formation d’une gauche conservatrice extrêmement forte en France. En réalité, dans le débat sur l’École, droite et gauche conservatrices se donnent la main et sont majoritaires.[/access]
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