Gil Mihaely. En 2010, l’Unesco a inscrit le « repas gastronomique à la française » au patrimoine immatériel de l’humanité : juste consécration ou enterrement de première classe ?
Périco Légasse. Ni l’un ni l’autre ! Cela flatte l’orgueil national, encore que − ce point a échappé au grand public −, ce ne sont pas les mets qui sont distingués, mais le rituel du repas à plusieurs plats partagé en commun, qui n’est évidemment pas spécifiquement français. C’est donc la forme qui a été mise à l’honneur, pas le contenu. On peut composer un repas avec des produits industrialisés achetés dans une grande surface : pour l’Unesco, il sera tout aussi « gastronomique » et « à la française » que celui qui vous sera servi dans un restaurant étoilé.[access capability= »lire_inedits »] Cela dit, ne jouons pas les grincheux, cette distinction a le mérite de reconnaître que la gastronomie est un élément constitutif de la culture française. Les défenseurs du patrimoine alimentaire, et de l’art de bien le déguster, sont enfin traités comme le sont ceux de notre littérature ou de notre archéologie. C’est à la fois une grande première et un mieux par rapport à une simple célébration, réductrice et folklorique, de la « bonne bouffe ».
Pour vous, qu’est-ce qui fait qu’un repas gastronomique peut être dit « à la française » ?
La nature des produits et le plaisir que l’on en tire, mais surtout leur origine. La spécificité française va au-delà de l’ordonnancement formel qui consiste à déguster, autour d’une grande tablée, des plats arrosés de vin, dans un certain ordre : une entrée, un poisson, une viande, du fromage, un dessert. Le comble est que cette pratique typiquement bourgeoise est une importation. Il s’agit en fait du service « à la russe ». En plus de l’expression « bistro», les Russes nous ont légué cette forme de repas dont les mets sont présentés les uns après les autres alors que le service « à la française » consistait à tout mettre sur la table et à se servir à sa guise, le contenu du repas relevant quant à lui du patrimoine matériel, on verra cela plus tard.
Eh bien, allons-y ! Comment ça va, dans nos assiettes ?
Commençons par dire de quoi on parle : la gastronomie, c’est à la fois l’art de bien manger et savoir bien donner à manger. Ce sont des gestes qui aboutissent au choix de produits donnés, y compris les plus modestes, parce qu’on sait d’où ils viennent et comment ils on été cultivés, élevés ou élaborés. Nous sommes ce que nous mangeons et nous avons une éthique alimentaire. C’est l’une des composantes de l’« âme française », au sens où la définit Régis Debray. La qualité ne tient pas au prix, ni à la rareté, ni même à la finesse des denrées, mais à leur origine. Légume, poisson, viande, fromage, fruit : chaque produit de la gastronomie française est identifié à son lieu de naissance. Un poulet n’est pas seulement un poulet, mais une volaille d’une variété précise, élevée d’une certaine façon sur un territoire aux caractéristiques particulières. Le poulet de Loué a son histoire, celui des Landes aussi, la géline de Touraine a la sienne, comme la poularde de Houdan. Le poulet de Bresse, lui, a même droit à une appellation d’origine contrôlée. Et il en va des laitages, du maraîchage et de l’élevage exactement comme des vins : la diversité des produits reflète celle des sols, des climats, donc des terroirs. Un terroir n’est rien d’autre que la synthèse entre un endroit, un climat, une denrée et l’homme. En somme, les paysans et les artisans de ce pays ont mis à profit l’incroyable diversité des climats et des sols pour produire des aliments qui ne sont pas forcément meilleurs, mais qui n’existent que là. C’est là que réside le secret du génie culinaire français, pas dans la capacité de la société française à générer de grands cuisiniers.
Mais des terroirs, il y en a partout dans le monde !
Certes, mais en France, ils pullulent car les moines, puis les paysans, les ont mis en valeur depuis deux mille ans. C’est un trésor patrimonial aussi prestigieux que celui des cathédrales. Nous ne sommes pas supérieurs, nous sommes exceptionnels ! L’identité gastronomique française n’est pas fondée sur le droit du sang, mais sur le droit du sol…
En tout cas, les terroirs ne meurent pas ! Pourquoi passer votre temps à annoncer le pire ?
Vous vous trompez, notre patrimoine est en train de dépérir et, avec lui, c’est tout l’édifice culinaire qui risque de s’effondrer. Depuis 1950, des centaines d’espèces animales, fruitières et maraîchères, et des dizaines de milliers d’exploitations familiales ont disparu ; on ne compte plus qu’un seul producteur d’époisses au lait cru, dix éleveurs d’agneaux de prés salés du Mont-Saint-Michel, huit éleveurs de poule noire du Berry, etc, etc ; sans parler des artisanats de bouche, charcutiers, bouchers, confiseurs, conserveurs, qui sont éradiqués par la grande distribution. En changeant le contenu de nos assiettes, on détruit des métiers et des paysages, donc le visage de la France. On peut donc parler de « gastrocide ». Un jour, nous aurons des milliers de techniciens culinaires de grand talent, mais plus rien pour garnir nos assiettes. Voilà le sens du combat d’un gastronome qui aime la France.
Qui est responsable de cette catastrophe ? On suppose que personne ne conspire sciemment à tuer l’art culinaire français…
Sciemment, peut-être, mais le règne des marchés, la législation européenne, la PAC et les effets pervers de la mondialisation se conjuguent pour effacer peu à peu l’essence paysanne et rurale de l’âme française. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la politique agro-alimentaire française obéit à une seule logique : moins de produits et plus de profits. Cette logique productiviste, qui a industrialisé les campagnes pour transformer les paysans en « ouvriers agricoles », a sacrifié la diversité sur l’autel de l’efficacité. C’est exactement comme si nous brûlions des toiles de maîtres pour nous chauffer…
L’Europe, nous y voilà ! Mais sans la PAC, l’agriculture française aurait-elle survécu ?
Il faut reconnaître que c’est grâce à la PAC, donc à l’argent des contribuables allemands, que la France est restée une puissance agricole. L’ennui, c’est que ce n’est pas de cette puissance dont nous avions besoin. Il aurait fallu, comme les Allemands l’ont fait avec leur industrie, créer des filières d’excellence intégrant l’agriculture et la transformation tout en développant une agriculture à grande échelle pour la consommation quotidienne. Quand on achète une Mercedes ou une Miele, on achète d’abord une technologie. C’est dans cet esprit que l’agriculture française devrait se réformer. Au lieu de quoi, par résignation ou lâcheté, nos dirigeants se sont lancés sur la voie de l’industrialisation et du productivisme uniformisateur. Or, dans une économie mondialisée, quand on s’aligne par le bas sous prétexte de compétitivité, on perd la plus-value de la spécificité. Rétrospectivement, les fonds gigantesques de la PAC ont donc affaibli un secteur économique majeur pour la France. Nous avons perdu notre indépendance alimentaire alors que nous pourrions fournir 25% de la demande mondiale dans certains produits. C’est dément !
N’empêche que cette productivité que vous méprisez a permis de nourrir des millions des gens, à commencer par les Français…
Il est vrai qu’après 1945, le défi était de nourrir rapidement la population à moindre coût avec peu de moyens. On a donc fait appel à la technologie, à la chimie et à l’industrie. La France pensait bien faire en rationalisant le secteur sur le modèle américain. Ce que personne ne dit, c’est que ce programme ressemblait furieusement au « Plan vert » d’Hitler : si les nazis avaient gagné la guerre, la France devait devenir le grenier et le garde-manger du Reich grâce à son découpage en grandes régions de monocultures dirigées par des trusts agroalimentaires. Or, en 1946, découvrant ce programme, certains syndicalistes agricoles issus du régime de Vichy pensent que c’est ce qu’il convient de faire pour que la France devienne une grande puissance agro-industrielle. Depuis, c’est un syndicat unique qui fixe la politique agricole et dicte sa loi au gouvernement, de droite comme de gauche.
Peut-être, mais la transformation de l’agriculture et du monde rural ne traduit-elle pas une tendance plus générale, universelle même, du développement de nos sociétés depuis des siècles, et tout particulièrement depuis 1945 ? La disparation ou la raréfaction de la petite exploitation, la chute drastique de la proportion des agriculteurs dans la population active, l’exode rural, n’ont rien de spécifiquement français…
Sauf que le monde n’est pas la France ! Notre pays est une patrie inscrite dans une géographie qui tire son identité historique de la terre. On ne peut pas transformer la Beauce en Minnesota. L’Allemagne a préservé et magnifié ce qu’elle avait de plus précieux, sa technologie industrielle, grâce à quoi elle domine l’Europe économiquement. Ce que la France a − ou avait − de plus précieux, la logique néolibérale appliquée aux campagnes est en train d’anéantir cette identité. C’est la plus grande forfaiture du projet européen.
Ça vous reprend ! C’est l’Europe qui détruit nos campagnes ?
Le projet européen était de fédérer des différences, pas de les effacer : ce sont elles qui forgent l’identité de ce continent. Le patrimoine gastronomique européen est un univers de diversité sensorielle. On peut même parler de « civilisation du goût ». À l’arrivée, nous avons une Europe des marchands et des industriels qui ouvre nos frontières à la concurrence déloyale des marchés asiatiques. Comment un patrimoine alimentaire culturel fondé sur une agriculture honorable pouvait-il résister à ce fiasco ? De plus, l’Union européenne ment. La Commission de Bruxelles prétend défendre le concept d’appellation d’origine contrôlée (AOC), mais elle le déteste, parce que l’AOC est une règle morale, qui exige l’authenticité des productions et empêche le néolibéralisme alimentaire de vendre en rond. La technocratie financière bruxelloise passe la pommade à l’agriculture française, tout en lui plantant une dague dans le terroir.
Les agriculteurs contribuent, eux, à détruire le patrimoine écologique. Pensez aux dégâts causés par l’élevage intensif en Bretagne, dont témoignent les plages couvertes d’algues vertes…
Le paysan breton condamné à l’intensif doit comprendre que dix élevages de 300 cochons de qualité valent mieux, et seront encore plus rentables, qu’un élevage de 3000 cochons pourris d’antibiotiques qui empoisonnent les sols, l’eau, la mer et l’air et qui, de surcroît, donnent de la viande de mauvaise qualité. Libérés du cliché de pleurnichards assistés et pollueurs, les exploitants qui se sont convertis à l’agriculture biologique le savent bien. En préservant une certaine idée du pays, ils sont devenus des patriotes des temps modernes. Nos paysans libres sont les partisans d’aujourd’hui.
Dans la crise que nous connaissons, est-ce vraiment une priorité ?
Plus que jamais ! Du reste, cette crise peut-être une chance pour la France, car elle a posé le problème qui est de produire en France et de produire français. Cela vaut pour l’industrie, et plus encore pour l’agriculture, qui pourrait non seulement assurer notre indépendance alimentaire mais aussi renforcer nos exportations. La France importe des matières premières qu’elle ne produit plus. Près de 70% des produits bio que nous consommons proviennent de l’étranger. C’est tout simplement scandaleux ! Profitons du séisme économique annoncé pour « repaysanner » la France. Exploitons les terres en friche, repeuplons les campagnes ! Outre que cela créera des emplois marchands et durables, en redonnant vie à des territoires exsangues, on offrira ainsi une raison de vivre à des centaines de milliers de gens désœuvrés et déracinés.
Êtes-vous certain qu’une agriculture de ce type pourrait nourrir 65 millions d’habitants, dont plus de la moitié vivent avec moins de 1500 euros par mois ?
Sans aucun doute, exemples à l’appui. Thierry Pierrepont, à Lessay, dans la Manche, fournit 25% des carottes de Carrefour. Il produit des légumes bio sur 120 hectares travaillés à main d’homme et emploie 40 personnes bien payées avec un bilan financier exemplaire. À 10 kilomètres de là, on produit le même volume sur 12 hectares avec quatre salariés payés au SMIC et 40 tonnes de produits « phytosanitaires » recommandés par les agents du lobby agrochimique. En changeant de paradigme agricole, si j’ose dire, on peut conjuguer qualité et rentabilité. Cela dépend de chacun de nous : si la demande change, l’offre s’adaptera.
Mais la demande évolue : on devrait donc assister à une évolution spontanée de la filière…
Oui, mais il faudrait aussi que le retour à une agriculture paysanne soit une priorité de l’État. Aujourd’hui, la grande distribution contraint les producteurs à des marges dérisoires, ce qui les oblige à réduire au strict minimum leurs coûts de production. Cela dit, de plus en plus de consommateurs (re)deviennent des citoyens : ils comprennent que les enjeux alimentaires sont essentiels pour la santé, pour l’environnement, pour l’économie et, surtout, pour le bien-vivre. Ils veulent connaître l’origine et la nature de ce qu’ils mangent. Mais c’est encore un phénomène minoritaire ; les plus défavorisés, en particulier, continuent à mal se nourrir.[/access]
La suite demain…
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