Il y a mille manières de parler d’un peintre… avec la fièvre lyrique d’un Malraux chantant Goya, avec l’espièglerie d’un Muray évoquant Rubens, avec la passion d’un Sollers parlant de Fragonard… Sophie Pujas a trouvé elle aussi le ton juste dans l’essai très délicat qu’elle consacre à Zoran Mušič (1909-2005), peintre italo-slovène qui a traversé le siècle dernier comme un témoin de l’histoire tragique de la Mitteleuropa, et qui a laissé certaines des plus bouleversantes œuvres picturales sur l’horreur des camps nazis. L’auteur propose un portait sous la forme d’un patchwork de chapitres très courts sur la vie et l’œuvre de Zoran Mušič, dans un style poétique qui ne pouvait coller mieux à l’univers du peintre, tout en finesse.
Une géographie. Zoran Mušič voit le jour dans un territoire que l’on appelle de nos jours la Slovénie, et meurt à Venise. Comme tous les authentiques esthètes. Entre temps il vivra et écrira en Europe. «Zoran signifie naissance du jour. Ses parents choisirent de lui offrir le don de la vue, de l’illumination. Mais on ne peut pas leur en vouloir, comment auraient-ils su ? ». Sophie Pujas est attentive à la naissance de la sensibilité esthétique chez Mušič, à son sens d’observation de la beauté qui innerve la nature. Même quand l’image est cruelle. Mušič, écolier, passe à côté du cadavre d’une biche : « Il l’avait trouvée devant le mur de l’école, raide, étrange, rousseur ourlée de neige. On distinguait le cou gracile sur une tête qui disparaissait sous la blancheur cotonneuse, les pattes en une pose indistincte. Zoran resta un long moment à fixer cette perfection dont il ignorait le nom, cette douceur à caresser du regard. (…) Il ne comprenait rien à la mort, ce qu’il savait, c’est que ses yeux avaient vu une chose unique, précieuse, inhabituelle. Il savourait cette fête qu’il n’oublierait jamais ». Le regard du peintre sera aussi influencé par les fresques murales byzantines, ainsi que par la découverte dans ses années de formation des grands peintres : à Prague il découvre l’impressionnisme, à Zagreb son horizon s’élargit encore : « Ses amours transparaissent dans ses toiles. A Cézanne, il emprunta ses baigneuses. A Monet et Dufy, les foules tapageuses. A Bonnard, les belles déshabillées aux dos sensuels. A Picasso, ses couleurs ». En Espagne Zoran découvre la violence et la sensualité de l’univers de Goya. « C’était une éducation itinérante que la sienne, d’escale en escale dans le cœur palpitant de l’Europe. Les lignes sur les cartes étaient encore des chemins et non des barrières, des ponts entre patries cousines et non des déclarations de guerre. » Zoran Mušič meurt au milieu des années 2000 à Venise, ville qui l’inspira plus que tout. « Dans le canal un reflet passe » écrit simplement Sophie Pujas. Entre temps Zoran a aussi connu Dachau.
Un siècle tragique. Avant la seconde guerre mondiale « le monde était encore un endroit fréquentable où il faisait doux vivre. Un jour cela semblerait incroyable d’avoir pu être aussi jeune. » L’expérience de Dachau est au cœur de l’œuvre de Mušič. Pour Zoran, comme pour le reste du monde, après les camps rien ne pourrait plus être pareil. Le peintre déclarait à la télévision française en 1995 : « J’ai l’impression que c’est quelque chose qui m’est arrivé il y a cent ans et qui pourtant tous les jours est devant moi. » Les larmes montèrent aux yeux d’Henri Cartier-Bresson, présent sur le plateau. Pujas décrit avec justesse le silence d’angoisse qui s’est abattu alors dans le studio. Un silence de télévision intolérable et pesant. Les portraits de déportés que laissera Mušič – fantômes suppliciés – sont certainement les témoignages graphiques les plus touchants de cette tragédie.
Une muse nécessaire. L’auteur, avec son style pointilliste, distille aussi avec élégance des éléments de la vie privée de Mušič, à commencer par la relation qui l’a lié à sa muse, Ida. La jeune-femme, une très belle italienne aux cheveux de feu, également artiste, sera le grand amour, l’amante et l’inspiratrice de Mušič jusqu’à sa mort. L’approche de Sophie Pujas, pleine de sensibilité, met en lumière Mušič d’une façon particulièrement stimulante, qui donne véritablement envie de poursuivre l’exploration de cet univers pictural inspiré. Afin d’évoquer l’attachement de Zoran Mušič au vin, et aux vignes familiales de son enfance, Pujas écrit au début de son livre : « Qui maîtrise le fruit de la vigne a partie liée avec les dieux anciens ». On voit par là qu’il ne s’agit aucunement d’une laborieuse monographie sur un peintre du siècle dernier, mais d’une méditation poétique à part entière…
Sophie Pujas, Z.M., Gallimard, collection L’un et l’autre, 2013.
*Photo: Black Mountain, Zoran Music 1951, peinture à l’huile
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