Alors comme ça, d’ici 2020, ce sera terminé. Nous ne pourrons plus nous réfugier à Domecy-sur-le-Vault, Bezu-la-Forêt, Fonters-du-Razès, Coulanges-la-Vineuse, Jou-sous-Manjou, Champoulet, Lichères-sur-Yonne, Sainte-Vertu ou encore au Mas-des-Cours. Pour tout vous dire, nous caressions le vague espoir de trouver par là une grande maison en pierre de taille, au fond d’un jardin touffu. Les pièces auraient senti ce mélange d’encaustique et de poussière qui rappelle l’enfance, nous aurions eu de la place pour nos livres dans le vieux pigeonnier et nous aurions eu pour nos bouteilles une cave qui aurait senti bon le salpêtre. Quand le facteur serait passé, nous lui aurions offert un verre de Quincy et on aurait discuté du temps qui passe et de la fille du maire, la grande blonde flexible comme un roseau, qui partira en septembre faire ses études à Paris. Ca aurait été bien et ça aurait pu durer un million d’années, et toujours en été.
Las, ce rêve de thébaïde s’est dissipé depuis l’annonce d’Emmanuel Macron sur les zones blanches.
Oui, il existait encore en France près de 270 communes qui n’étaient pas couvertes par le grand, le saint, le très saint Réseau. La liste publiée par le ministère de l’Economie, de l’Industrie et de l’Economie numérique était pourtant belle comme Le conscrit aux cent villages d’Aragon :
Et boire et boire les vocables
Où flambe et tremble la patrie
Aigrefeuille-d’Aunis Feuilleuse
Magnat-l’Étrange Florentin
Tilleul-Dame-Agnès Dammartin
Vers-Saint-Denis Auvers Joyeuse
Cramaille Crémarest Crévoux
Crêches-sur-Saône Aure Les Mars
Croismare Andé Vourles Vémars
Ce scandale ne pouvait pas durer plus longtemps. Des gens sans téléphone portable et sans Internet, vous imaginez un peu ? Autant dire une population aussi cruellement frappée par le sort que les migrants de la Jungle à Calais ou les gens de gauche dans un pays droitisé jusqu’à la moelle. Il n’est pas étonnant que ce soit Emmanuel Macron et Axelle Lemaire, ces parangons de la modernité qui fassent cette annonce. Après tout, de même que le projet de loi sur la destruction du code du travail donne la possibilité de faire travailler des apprentis de 15 ans dix heures par jour, on ne voit pas pourquoi les habitants de ces bourgs assoupis n’auraient pas aussi le droit au bombardement des ondes électromagnétiques, à consulter fébrilement leur smartphone à la terrasse du Café des Amis plutôt que de suivre une de ces conversations paresseuses, sans suite, entrecoupées de longs silences quand passe sur la place la femme du pharmacien qui est quand même sacrément belle, tu ne trouves pas, Félicien ?
Non, c’était inadmissible voire dangereux. Avant les révolutions naissaient dans les villes mais on ne fait pas la révolution quand on est connecté vingt quatre heures sur vingt quatre et que l’on reçoit des mails de son patron le dimanche. Alors qui sait s’il ne serait pas venu de drôles d’idées à ces gens à l’écart des autoroutes de l’information. Ou à ceux qui seraient passés chez eux par hasard et pendant deux ou trois jours auraient vu l’écran de leur Mac leur annoncer qu’il n’y avait pas de réseau. Passé un moment d’angoisse, eux aussi auraient pu s’allonger au bord de la rivière et sous les arbres, un brin d’herbe dans la bouche pour lire un roman dans une vieille édition du livre de poche, lutiner une Vénus des barrières et se dire soudain : « Mais c’est ça, la vie réellement vécue. Pas question de revenir ou alors ce sera pour faire sauter tous les data systèmes et les antennes relais. »
Non, décidément ça ne pouvait plus durer, l’antiterrorisme a déjà assez de travail comme ça. Dans on ne sait plus quel reportage sur la question, entre la colère de Martine Aubry qui devient le symbole de la résistance de gauche – c’est dire où l’on en est rendu – et l’extase d’un éditorialiste économique détaillant les magnifiques possibilités offertes aux patrons par Myriam El Khomri qui va nous renvoyer du côté de Dickens plutôt que de celui de Keynes, une journaliste commentait avec horreur : « Madame X ne dispose que d’un vieux téléphone filaire ». Nous avons alors pensé que c’était encore trop et nous nous sommes souvenus de Sacha Guitry qui, quand on s’étonnait de l’absence d’un téléphone chez lui, disait : « Que voulez-vous, je ne suis pas un domestique, je ne réponds pas quand on me sonne. »
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