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Zone d’exclusion prioritaire


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Au collège Jean Vigo d’Epinay-sur-Seine, le rêve de la même école pour tous se fracasse contre la France réelle.

La porte du bureau de Claire Abisou, directrice du collège Jean-Vigo, à Épinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis – ou « 9-3 » –, est toujours ouverte. Lorsqu’elle se hasarde à la fermer, c’est presque une infraction à la doctrine. On frappe : « Philippe a fait un malaise, il est tombé de sa chaise », annonce une élève. Telle une urgentiste, madame la principale – la cinquantaine, décontraction stricte – se rend aussitôt dans la classe concernée. De retour, elle paraît soulagée : « Ce n’est pas un évanouissement, il était juste mal assis sur sa chaise. En tombant, il s’est fait mal au coude. »

Classé en Zone d’éducation prioritaire (ZEP), intitulé trompeur officiellement abandonné au profit de la très euphémistique appellation « collège Ambition-Réussite », Jean-Vigo cumule les difficultés, sociales et éducatives. Construit dans les années 1970, qui raffolaient du béton et des fioritures métalliques, entouré d’une grille armée d’un interphone permettant de filtrer les entrées, l’établissement est adossé au quartier d’Orgemont, d’où proviennent la totalité des 574 collégiens. Le coin traîne une mauvaise réputation. Largement justifiée : le 27 octobre 2005, alors qu’éclataient les émeutes en banlieue, un homme de 56 ans y mourait sous les coups de trois jeunes gens, deux dealers et un de leurs clients. Employé d’une société de mobilier urbain, il avait commis la faute de sortir de sa voiture pour photographier un lampadaire. Ses agresseurs, en pleine transaction, avaient cru qu’il voulait conserver un souvenir d’eux. Malentendu fatal.

La cité d’Orgemont est une petite ville à elle seule, tout en immeubles de moyenne hauteur, à l’exception d’une tour. Le dernier recensement fait état de 12 340 habitants, un gros cinquième de la population spinassienne. La majorité des résidents sont originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, l’homogénéité ethnique accompagnant la concentration de la pauvreté, du chômage et du désœuvrement, en vertu de la logique absurde et implacable du cumul des « problèmes ».[access capability= »lire_inedits »]

Avant son arrivée à Jean-Vigo, à la rentrée 2010, Claire Abisou était en poste à Argenteuil, dans le département voisin du Val-d’Oise « Je savais que ce serait plus difficile, confie-t-elle, même si j’étais en-dessous de la réalité. » Mais elle maintient le cap : « Je ne suis pas du tout désespérée. Je sais pourquoi je suis là. J’essaie de mettre tout en œuvre pour améliorer le niveau scolaire. » Dans dix ans, elle prendra sa retraite de l’Éducation nationale.

À Jean-Vigo, la moyenne d’âge des enseignants est de 26 ans. Bien trop basse, de l’avis général. Chaque année, 30 % des profs sont renouvelés, avec les conséquences pédagogiques que l’on devine. Beaucoup n’ont qu’un souhait : repartir là où ils viennent, dans un environnement familier et plus tranquille ou supposé tel, en Normandie, Bourgogne, Franche-Comté ou Aquitaine. Digne de la Coloniale, le système d’affectation repose sur un barème opaque dont on comprend cependant qu’il accorde des points à ceux qui, en début de carrière, « choisissent » d’être envoyés en zone difficile, augmentant ainsi leurs chances d’être ensuite nommés dans la région de leur choix. Luc Chatel, le ministre de l’Éducation nationale, a ouvert une première brèche en annonçant, le 17 janvier, que les chefs d’établissement bénéficieraient désormais d’une plus grande latitude dans le recrutement du personnel enseignant. Restera à trouver des candidats volontaires pour la fosse aux lions. Âgée de 29 ans, cette prof d’histoire-géo, qui en a déjà passé quatre à Jean-Vigo, entend bien demander un endroit plus calme dès qu’elle aura « fait son capital de points », dans un an sans doute : « Je ne me doutais pas que cela allait être aussi difficile. C’est en assistant aux conseils de discipline que j’ai compris où j’étais. On a un sentiment d’échec, d’échec du système, mais aussi d’échec personnel parce qu’on se dit qu’on n’a pas été à la hauteur, qu’on a raté notre rendez-vous avec les élèves. » Comme ses collègues réunis dans le bureau de Claire Abisou, elle tient à rester anonyme.

Et pourtant, à Jean Vigo, il y des profs heureux. Arrivé de Lyon il y a neuf ans, ce trentenaire est en charge de l’enseignement du sport, sans doute la seule discipline où les établissements « difficiles » font aussi bien, sinon mieux, que ceux de centre-ville. « Ce qui me plaît ici, c’est la relation au sport. Les enfants sont dynamiques, ils ne se disent pas : « Mon père est médecin, il va me faire un certif pour sauter les cours d’EPS. » Je me sens plus utile ici. »

Ce « dynamisme » est parfois l’autre nom de l’insolence, voire de la violence qui reflète la cyclothymie des humeurs. La discipline, le respect dû aux enseignants, sont l’objet d’un processus de négociation permanent. Certains profs craquent, surtout les « nouveaux », stagiaires et fraîchement titulaires, qu’on a parfois retrouvés en pleurs sur le parking.

Éveiller l’intérêt des collégiens aux cours est un défi constant. L’histoire-géographie éveille plutôt leur curiosité. « Ils se posent des questions, entrent dans la contestation, observe une enseignante de cette discipline. En quatrième, ils sont sensibles à l’histoire des religions et à celle de l’esclavage. Inondés d’images, ils discutent toujours pour savoir si ce que je dis est vrai alors qu’on ne peut pas le voir à la télé. Et ils sont obsédés par le totalitarisme, le nazisme surtout. Ils me demandent : « Madame, quand est-ce qu’on fait Hitler ? » » Compte tenu de ce que certains professeurs ont pu entendre sur le sujet, c’est plutôt une bonne nouvelle.

Certains ont la foi, à l’image de ce professeur de mathématiques originaire du Sud de la France. La quarantaine, six ans de Jean-Vigo au compteur, il fait figure de vétéran : « Enseigner ici, c’est un choix. Ce qu’on vit ne correspond pas à l’image terrible propagée par les médias. Certes, c’est fatigant, mais la diversité des profils de nos élèves nous oblige à remettre nos pratiques en question. » En revanche, il ne ménage pas ses critiques aux politiques qui ont décidé et voté les restrictions budgétaires : « Il y a six ans, nous étions sept profs de maths dans ce collège, nous ne sommes plus que cinq. Or, nos élèves sont ceux qui connaissent les plus grosses difficultés en mathématiques, en raison notamment de leur mauvaise maîtrise de la langue qui les empêche de comprendre les énoncés. Et pourtant, ils peuvent être brillants. » Les excellentes intentions pétries de générosité sociale qui ont abouti à l’instauration du « collège unique » en 1975, se fracassent sur cette réalité. Dans les lendemains de 1968, on rêvait que tous les élèves, les « bons » et les « cancres », les « intellos » et les « manuels », les « faits pour » et les « pas faits pour », acquièrent un tronc commun de connaissances qui feraient d’eux des citoyens « égaux ». Mais la France de 2012 n’est pas celle de 1968. Comment enseigner quand près de 25% des élèves arrivent en sixième sans avoir les compétences requises en français, ainsi que le confirme la principale ?

Résultat, incapable d’assimiler correctement les savoirs, une proportion non négligeable d’écoliers décroche. À droite, on y voit la preuve que le rêve égalitaire, devenu absurdement égalitariste, a échoué, et qu’il faut réintroduire des filières différenciées dès le collège, sans pour autant s’attaquer frontalement au mythe d’une même école pour tous. À en croire Gérald Ascargorta, farouche défenseur du collège unique et militant de la puissante Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), classée à gauche, « des enseignants, nerveusement à bout, souhaitent secrètement » ce que prône la droite – horresco referens. Tout en se déclarant opposés aux vues gouvernementales, les professeurs croisés à Jean Vigo reconnaissent que la promesse universaliste du collège unique – mélanger les classes sociales et les origines – n’a pas été tenue. « On a réussi la massification, on a raté la démocratisation », résume Claire Abisou.

Inlassablement brandis par les syndicats, le « manque de moyens » et la réduction des effectifs menée au pas de charge depuis 2007 sont-ils alors le nœud du problème ? Ce n’est pas l’avis de ce membre de l’équipe pédagogique : « Certes, il faudrait maintenant y mettre un terme. Mais, plus que l’effectif global du corps enseignant, c’est la répartition des moyens qui pose problème. Ce dont nous manquons cruellement, ce sont les heures rémunérées. » Cela rejoint les propositions que formulera le candidat Nicolas Sarkozy quelques mois plus tard (28 février) à Montpellier. On pense au slogan de 2007, « Travailler plus pour gagner plus », unanimement décrié à gauche. Dans l’esprit de notre interlocuteur, il s’agit surtout de travailler mieux.

En dix-huit mois, Claire Abisou a connu trois lundis noirs. Oui, à chaque fois, c’était un lundi. Son bizutage a eu lieu en octobre 2010, pendant un mouvement de protestation contre une réforme du lycée. Alors que Jean-Vigo était paralysé par un blocage, une voiture en feu a été précipitée sur le parking des profs, juste à l’entrée du collège. En janvier 2011, un élève qui était sorti de l’établissement après un échange de textos a été tabassé à coups de bâtons par des jeunes extérieurs au collège. Enfin, il y eut l’intrusion, dans la cour, de cette mère d’élève armée un couteau, à la recherche du garçon qui, disait-elle, avait fait du mal à sa fille. Elle a été maîtrisée par la police. « La prégnance du quartier sur le collège est forte », résume la principale, avec l’art consommé de la litote caractéristique des fonctionnaires soumis au devoir de réserve.

On aimerait, comme Alain Finkielkraut, que l’École soit un sanctuaire. Mais ici plus qu’ailleurs, les problèmes familiaux s’invitent « entre les murs ». Fatima Groue, mère de trois garçons, habite un immeuble situé à l’une des extrémités de la rue de Marseille, l’artère commerçante où l’imprudent photographe fut tué en octobre 2005. Son cadet, Rubens, est inscrit à Jean-Vigo où elle-même et ses grands frères furent scolarisés. En juin, elle a bataillé contre la décision du collège de faire passer Rubens de sixième en cinquième. « Il avait 11,1 de moyenne mais, sans l’EPS et les arts plastiques, il atteignait à peine 6. J’ai voulu qu’il redouble. » Elle a gagné et Rubens a aujourd’hui une moyenne de 17. « Je lui ai dit : « Tu as une seconde chance, tu dois la saisir. » » Pour Fatima, si les autorités scolaires poussent les élèves vers la sortie en s’opposant le plus possible aux redoublements, c’est parce qu’elles doivent faire face aux conséquences du baby-boom de l’an 2000 : « Beaucoup, dans le quartier, ont voulu avoir un enfant cette année-là pour marquer l’événement, d’où l’engorgement d’aujourd’hui. »

De père algérien et de mère portugaise arrivés en France dans les années 1970, mariée à Guy, un « de souche » qui a retrouvé un travail de cariste dans une entreprise privée après son licenciement, Fatima est déléguée des parents d’élèves. À la dernière réunion, ils n’étaient que treize. « Beaucoup, raconte-t-elle, dépitée, sont étrangers, au chômage et ne parlent ni n’écrivent le français. Du coup, ils ne suivent pas. » Ce soir-là, dans son appartement de quatre pièces, elle est seule avec ses enfants. Son mari, également délégué de parents, assiste à une réunion à l’école primaire Jean-Jacques-Rousseau. Agent de restauration à EDF-GDF, élue CGT, Fatima votera Sarkozy à l’élection présidentielle, même si elle est tout autant attachée à la « valeur Justice » de François Hollande qu’aux « valeurs Travail et Autorité » chères au président sortant. Marine Le Pen ? « Je n’ai pas oublié tout le mal que son père a dit et fait aux Maghrébins. » Le couple prévoit d’acheter un pavillon, mais à proximité de la cité d’Orgemont. Fatima sourit, déterminée : « J’aime mon quartier, j’aime le collège Jean-Vigo. »

En 2010-2011, cinq élèves ont été exclus définitivement de l’établissement. Certains des bannis reviennent sur le lieu de leur forfait, pas forcément pour se venger. Ainsi, ce jour-là, un adolescent placé dans un autre établissement, dont il a également été renvoyé, est venu, accompagné de sa mère, supplier qu’on veuille bien le réintégrer.[/access]
 

Mars 2012 . N°45

Article extrait du Magazine Causeur



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