Un spectre hante notre imaginaire, c’est le zombie. Sauf que le problème, c’est que le zombie n’est pas un spectre, mais un mort-vivant. Autant dire un oxymore, c’est-à-dire toujours un peu une perte de repères. Dans son indispensable Petite philosophie du zombie aux PUF, Maxime Coulombe fait d’ailleurs la différence entre fantôme et zombie. Le fantôme appartient à l’époque moderne, celle de la littérature fantastique et romantique, il assure « une relative étanchéité » entre la vie et la mort. Tandis que le zombie, lui, est la créature d’une mythologie postmoderne ; il est aussi un revenant mais il ne reste pas à sa place et il envahit le monde des vivants. Il est le symptôme de notre temps où, pour des raisons de progrès technologiques illimités, la frontière entre le virtuel et le réel, l’homme et la femme, l’humain et le transhumain, la vie et la mort, a tendance à s’estomper. « Le zombie, conclut Coulombe, ne vient pas pour retisser le lien entre les vivants et les morts. Plus brutalement, il déplace la représentation d’une mort qui, privée de cadre, revient pour manger les vivants. »
Cet effacement des « cadres » explique pourquoi, et sous des formes très différentes, le zombie est partout en nos années 2010. Dans Zombies. Sociologie des morts-vivants (XYZ), Vincent Paris remarque ainsi qu’entre les années 1960 et 2008, le nombre de films mettant en scène des zombies est passé de quelques dizaines à près de quatre cents, dont le quart pour la seule période 2000-2008 et une vingtaine pour la seule année 2012. Mais cette présence n’est pas seulement cinématographique ou télévisuelle : la bande dessinée et les jeux vidéo ne sont pas épargnés et il existe maintenant plus de 400 applications iPhone et iPad sur le sujet.[access capability= »lire_inedits »]
On a même pu croire que le zombie était devenu réalité lors d’une série de faits divers particulièrement horrifiques qui se sont produits aux États-Unis en 2012 : à Miami, un homme a dévoré le visage d’un SDF en pleine rue, quelques jours plus tard à Baltimore un autre a mangé le cerveau et le cœur d’un ami puis, à nouveau à Miami, un clochard, moins chanceux, a commencé à manger un policier qui l’a abattu. Dans les trois cas, une nouvelle drogue a été mise en cause, rebaptisée aussitôt « drogue du zombie ». Elle a depuis, ici et là, continué à sévir sporadiquement et, ce qui frappe à chaque fois, outre la pulsion cannibale des agresseurs, ce sont la démarche saccadée et l’absence totale de langage articulé. Comme si, selon le mot d’Oscar Wilde, la nature imitait l’art ou, si vous préférez, comme si le fait divers rejoignait le film gore. On pourrait aussi évoquer ce phénomène des « marches zombies » où des jeunes se réunissent costumés, pour reproduire des scènes de films, un peu partout dans le monde. La bonne ville de Lille a cru bon d’interdire cette manifestation en 2014 sous prétexte de la mauvaise image qu’elle aurait pu renvoyer. Mais une mauvaise image de quoi ? De la ville ou d’une jeunesse qui mime de manière hyperbolique ses conditions de vie réelles ? Le zombie, autre signe incontestable de son succès, est même devenu une métaphore pour les universitaires. Souvenons-nous, récemment, d’Emmanuel Todd qui, dans Qui est Charlie, a catégorisé le « catholique zombie » dans la typologie des manifestants du 11 janvier. On peut discuter de la pertinence du concept mais pas de sa cohérence sémantique puisque le catholique zombie est défini dans le livre comme un catholique déchristianisé chez qui, malgré tout, auraient persisté des réflexes chrétiens comme, chez le zombie, persistent des réflexes humains.
Dans les années 1980 et 1990, on avait plutôt assisté, il est vrai, à un retour du vampire avec le Dracula de Coppola (1992) comme sommet cinématographique mais aussi avec le succès planétaire et générationnel de séries comme Buffy contre les vampires (1997) ou encore les best-sellers d’Anne Rice regroupés dans ses Chroniques des vampires qui paraissent en France dans les années 1990. On voit bien la résonance historique du vampire, à ce moment-là, avec les années sida et la crainte de l’adolescence découvrant la sexualité et ses métamorphoses dans un contexte mortifère.
Le fait que le vampire, s’il n’a pas disparu des écrans radars, ait cédé la première place au zombie, en dit tout autant sur notre présent immédiat. L’impression d’être en plein « devenir-zombie » nous envahit de plus en plus fréquemment à travers des aliénations successives que Debord décrivait dans In girum imus nocte et consumimur igni, traçant sans le savoir un portrait des plus précis de l’homme en voie de zombification : « Ils meurent par série sur les routes, à chaque épidémie de grippe, à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments, à chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d’un décor dont ils essuient les plâtres. Leurs éprouvantes conditions d’existence entraînent leur dégénérescence physique, intellectuelle, mentale. » Et il est vrai qu’aujourd’hui, celui qui se promène dans une grande ville, empruntant les transports en commun et qui croise des jeunes filles mangeant debout des kebabs avec de la sauce blanche leur coulant sur le visage ou des cadres en cravate recevant directement de la musique dans leur cortex grâce à des écouteurs et oscillant mécaniquement la tête, celui-là peut avoir l’impression que nous n’en sommes plus très loin. Sans compter, si l’on veut aller dans le gore, ces SDF entassés à proximité des gares, qui semblent être simplement réduits à quelques gestes machinaux entre deux éructations.
Votre serviteur manquerait-il d’humanité dans ce tableau ? Mais pas du tout, au contraire ! La preuve, il ferait un très éphémère survivant en cas d’apocalypse zombie. Dans les films et les romans, ce qui crée la victoire des zombies, c’est la pitié. On refuse d’admettre, sauf quelques héros aux nerfs en béton armé, que le zombie a perdu son humanité. On veut aller vers lui, l’aider et… on se fait bouffer. Ou alors on refuse de tirer sur la femme de sa vie (toujours viser la tête, c’est une règle de base pour se débarrasser d’un zombie) parce qu’elle est encore l’image, même atrocement déformée, de l’être aimé. Ce scénario de la pitié dangereuse est parfaitement décrit dans Zombies (1978) de George Romero, le maître en la matière, qui montre dans les premières minutes du film comment c’est le respect dû aux morts, le refus d’admettre qu’il ne s’agit plus d’êtres humains malgré les apparences, qui précipitent le chaos final.
Le zombie est par ailleurs souvent le fruit d’un virus émergent ou d’une bêtise technologique quelconque. À ce titre, il est le nouveau visage de la fin du monde, la preuve rabelaisienne renouvelée que science sans conscience n’est que ruine de l’âme. On pensera ainsi à 28 jours plus tard (2002) de Danny Boyle, où l’épidémie de zombies est déclenchée par un commando écoterroriste qui libère des singes infectés d’un labo militaire travaillant sur des armes bactériologiques. Le zombie devient donc, aussi, une figure éminemment politique et ce depuis Romero, toujours lui, qui recrée le genre en 68 avec La Nuit des morts-vivants, allégorie transparente de la ségrégation raciale. Dans un des grands succès du roman zombie de ces dernières années, World War Z – qui a hélas donné une adaptation pitoyable au cinéma –, Max Brooks se livre par exemple à une vraie lecture géopolitique d’une troisième guerre mondiale contre les morts-vivants. Et l’on sourira en pensant que les trois seuls pays qui s’en tirent sont Israël, qui verrouille ses frontières une fois reçu le renfort des réfugiés palestiniens (comme quoi, quand ça va vraiment mal on oublie tout et on recommence), Cuba dont l’insularité marxiste permet une résistance magnifiquement organisée et l’Afrique du Sud dont le gouvernement réactive un vieux plan datant de l’apartheid.
Cette vision de la fin du monde est également au cœur du roman de Colson Whitehead, Zone 1. On observera qu’il est sorti dans la prestigieuse collection de littérature étrangère « Du monde entier » de Gallimard et non dans une maison de SF, ce qui est la preuve d’une légitimité littéraire toute récente. Le narrateur fait partie d’une équipe de nettoyage de la seule zone libérée de New York. C’est un jeune homme qui se vit comme médiocre et qui explique, en toute lucidité, que sa médiocrité a été la condition même de sa survie. Loin du super-héros survivaliste, Mark Spitz – comme le nageur – affronte les zombies tout en se plongeant dans de grands moments de mélancolie introspective.
C’est que le zombie, la contemplation du zombie, pousse assez vite à la métaphysique et la dernière parution en date sur ce sujet, Zombie nostalgie de Oystein Stene, aux éditions Actes Sud, prouve si besoin était, à quel point un motif propre à la littérature populaire peut devenir, comme pour Zone 1, un grand roman qui rappellera, en l’occurrence, L’Invention de Morel par Bioy Casarès, voire le Kafka du Château. Grande nouveauté, dans Zombie nostalgie, c’est le narrateur qui est un zombie ou plus exactement une créature qui, comme plusieurs milliers d’autres, est apparue tout d’un coup sur l’île très septentrionale et très secrète de Labofnia. Le phénomène dure depuis des siècles et il est désormais sous contrôle des services secrets du monde entier. Le narrateur, comme tous les autres arrivants, doit apprendre à marcher, parler, vivre avec sa peau grisâtre, s’adapter à la vie très organisée de Labofnia, découvrir émotions et sentiments tout en acceptant d’ignorer ses origines : « J’aurais pu dire que j’éprouvais une forme de nostalgie. En même temps, ce n’était pas ça car je ne ressentais aucun manque et je ne sais pas de quoi j’aurais pu avoir le regret. J’ignorais même ce qu’était la nostalgie. Je comprenais ce que le mot voulait dire, je pouvais mettre le concept en rapport avec d’autres concepts. Mais cela me laissait indifférent. Comme si le terme ne renvoyait à rien. Il aurait été plus juste de dire que j’avais la nostalgie d’une nostalgie. »
Zombie, ô zombie, créature du présent perpétuel, notre semblable, notre frère et, qui sait, notre avenir, nous te saluons…[/access]
Zombie nostalgie de Oystein Stene (Actes Sud, 2015)
Zone 1 de Colson Whitehead (Gallimard, 2014)
World War Z de Max Brooks (Livre de Poche, 2010)
On pourra également consulter :
Zombies. Sociologie des morts-vivants de Vincent Paris (XYZ, 2013)
Petite philosophie du zombie de Maxime Coulombe (PUF, 2012)
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