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Zimbabwe: les larmes du « Crocodile »

Le tyran Mnangagwa cherche à amadouer la communauté internationale, et ça marche...


Zimbabwe: les larmes du « Crocodile »
Emmerson Mnangagwa, successeur de Mugabe à la présidence du Zimbabwe, assiste à la conférence annuelle de la ZANU-PF, à Harare, 15 décembre 2017. ©JEKESAI NJIKIZANA / AFP

En presque 40 ans de règne sans partage, Robert Mugabe a ruiné le Zimbabwe, l’ex-Suisse de l’Afrique. Issu de la même caste dirigeante, son successeur Emmerson Mnangagwa, alias « le Crocodile », essaie de donner des gages à une communauté internationale sur le point de lui signer un chèque en blanc. Cette mansuétude encouragera peut-être le Parlement sud-africain à voter une loi d’expropriation des fermiers blancs sur le modèle zimbabwéen.


À 93 ans, dont 37 au pouvoir, Robert Mugabe était, au moment de son départ forcé le 21 novembre dernier, le chef d’État le plus âgé de la planète. Il comptait alors transférer le pouvoir à son épouse de 41 ans sa cadette, Grace Mugabe, issue de la même tribu que lui, les Zezuru. Mais le vice-président (2014-2017), Emmerson Mnangagwa, 75 ans, issu de la tribu des Karanga, ne l’entendait pas ainsi. Mugabe a finalement dû laisser la place à son ancien homme de main des services de renseignement et des forces de sécurité soutenu par l’armée. Dans les années 1960, Mnangagwa a été formé aux techniques de renseignement et de combat par la Chine, puissance avec laquelle le Zimbabwe entretient d’excellentes relations. Réputé impitoyable avec ses ennemis et surnommé « le Crocodile » (dans ce pays où ces monstres des marais et rivières, qui pullulent, sont une réelle menace pour les humains), il est notamment considéré comme responsable du génocide perpétré entre 1983 et 1987 par la division de Gukurahundi, entraînée par les Nord-Coréens, qui fit près de 20 000 victimes au sein de l’ethnie Ndébélé, dans le Matabéléland, une région située à l’ouest du pays.

Mugabe, la ruine du Zimbabwe

Durant près de quatre décennies, le parti de Mugabe, la ZANU-PF (l’Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique), a saboté l’économie du pays, qui était pourtant l’une des plus stables de la région au début des années 1980, ce qui lui valait d’ailleurs d’être surnommée « la Suisse de l’Afrique ». Par sa gestion désastreuse, le parti a porté la corruption et le pillage des ressources par les nouvelles élites noires à des niveaux record – même pour le continent africain – et fait exploser l’endettement : de 9,4 milliards de dollars en 2017, il devrait selon le FMI atteindre 10 milliards en 2018.

Le pays compte aujourd’hui quelque 17 millions d’habitants, en majorité des Noirs issus des ethnies Shona (majoritaire à 70 %, c’est l’ethnie de Mugabe et de Mnangagwa) et Ndébélé. Ravagé par la pandémie de sida, qui touche malheureusement au moins 10 % de la population selon les statistiques officielles, le Zimbabwe a longtemps enregistré un taux de croissance de la population proche de zéro. L’espérance de vie n’y dépasse pas 58 ans. Jusqu’en 1986, une petite minorité de Blancs (140 000 descendants de colons britanniques, afrikaners et portugais pour la plupart) détenaient les leviers de l’économie, majoritairement agricole, du pays. La réforme agraire imposée avec une main de fer à partir des années 2000 par Mugabe, selon une doxa d’inspiration marxiste-léniniste-maoïste, et consistant à expulser les Blancs et à leur prendre de force leurs terres et leurs biens, a fait chuter ce chiffre à moins de 30 000. La saisie des fermes, suivie d’une gestion calamiteuse, eut pour résultat un effondrement de la production agricole sans précédent conduisant le pays, précédemment considéré comme « le grenier de l’Afrique », au bord de la famine. En attendant la prochaine élections présidentielle prévue avant le mois d’août 2018, Mnangagwa, également premier secrétaire de la ZANU-PF, a placé nombre de ses affidés, issus pour la plupart de la haute hiérarchie militaire, à la tête des ministères clés – dont celui de l’agriculture – afin de s’assurer que la transition politique et économique serait entièrement sous son contrôle. 

Le « Crocodile » Mnangagwa tente d’amadouer la communauté internationale…

Actuellement, l’opposition se trouve en plein désarroi. Elle est endeuillée par la mort le 14 février 2018 de Morgan Tsvangirai, 65 ans, président du principal parti d’opposition, le Mouvement pour le changement démocratique (MDC). Elle l’était déjà par la disparition, le 18 janvier 2018, dans un accident d’hélicoptère aux États-Unis, de Roy Bennett, 60 ans, un fermier blanc qui était un des plus féroces opposants à Mugabe au sein du MDC. L’incertitude plane donc quant aux possibles successeurs à la tête du parti.

Dans une interview exclusive au Financial Times, le 18 janvier, le nouvel homme fort du pays tente pourtant de donner des gages à la communauté internationale. Il se déclare en faveur d’un rapprochement avec son ancien colonisateur, le Royaume-Uni, et envisage de rentrer à nouveau dans le Commonwealth, cénacle d’anciennes colonies de la Couronne, dont le Zimbabwe fut expulsé en 2002 pour violation des droits de l’homme. Dans le même temps, il invite ce même Commonwealth, les Nations unies et l’Union européenne (UE) à venir surveiller le déroulement du prochain scrutin. Enfin, lorgnant certainement sur les fortunes de la diaspora placées à l’étranger (notamment au Royaume-Uni, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada et en Afrique du Sud), il se déclare favorable à la mise en place de garanties pour les futurs investisseurs.

…mais a une dent contre les fermiers blancs

Quelle suite le Crocodile va-t-il réserver aux expulsés blancs dont le destin semble s’apparenter – toutes proportions gardées – à celui des pieds-noirs d’Algérie ? Pour mémoire, en août 2017, trois mois avant son départ, celui que le peuple surnommait « le Vieux Croco » (« the Old Croc ») avait annoncé que les assassins des fermiers blancs ne seraient jamais poursuivis par la justice.

Interviewé par Causeur, Christian d’Eimar de Jabrun, 37 ans, qui a quitté le Zimbabwe en 1996 et réside désormais en France, estime qu’il sera bien difficile pour le nouveau maître du Zimbabwe de retrouver la confiance de la diaspora, après les spoliations dont celle-ci a été victime sous la férule de Mugabe. Pour lui, nul retour n’est envisageable tant que des lois protégeant les investisseurs n’auront pas été votées. La ferme de son père, un fermier blanc issu d’une grande famille aristocratique française, arrivé de Madagascar dans les années 1960, a été confisquée par les hommes de Mugabe et aucune indemnisation ne lui a été versée.

Fils d’un fermier blanc lui aussi, Lao Watson-Smith, 43 ans, a pour sa part quitté le pays contraint et forcé avec sa famille en 2002 et vit maintenant sur la Côte d’Azur, où il raconte avoir investi l’argent d’une soixantaine de familles expulsées par Mugabe (soit près de 60 millions de dollars) dans une centaine d’appartements à Cannes par le biais d’un fonds d’investissement. Son père Guy, actuellement replié en Afrique du Sud, était un des plus gros planteurs de tabac du pays. Leur ferme de 1 400 hectares située à 70 km de Harare, le bétail, les équipements, leurs chevaux et même leurs chiens ont été confisqués par feu le général Solomon Mujuru, complice de l’ancien dictateur, qui convoitait leurs biens de longue date. Depuis plusieurs années, une bataille légale oppose la famille Watson-Smith à ses spoliateurs. Un jugement pourtant rendu en leur faveur par la Cour suprême en 2003 n’a débouché sur aucune indemnisation. Plus récemment, une reconnaissance de dettes a été signée en 2016 avec la veuve du général, Joice Mujuru, qui se trouve être également l’ancienne vice-présidente du pays (2004-2014). Mais cela n’a toujours rien donné. Leur ami, Alan Dunn, qui possédait la ferme d’à côté, a été encore moins chanceux : il a été battu à mort par des brutes à la solde du pouvoir lors de la confiscation de ses biens.

« Il vaudrait mieux que la confiance soit rétablie et que le pouvoir mise sur la diaspora plutôt que sur l’aide intéressée de la Chine »

Pour faire bonne figure devant les bailleurs de fonds internationaux et se démarquer de son sulfureux prédécesseur, Mnangagwa laisse entendre que la question des compensations pour les propriétaires spoliés sera désormais examinée favorablement. « Il vaudrait mieux que la confiance soit rétablie et que le pouvoir mise sur la diaspora plutôt que sur l’aide intéressée de la Chine ou du FMI, observe Christian d’Eimar de Jabrun. De cette manière, le pays serait moins dépendant d’entités étrangères. » En 2016 déjà, la Chine était le plus gros acheteur du tabac produit par le Zimbabwe et le montant des échanges entre les deux pays se chiffrait à 1,1 milliard de dollars. « Dans la foulée de la chute de Mugabe en 2017, poursuit-il, l’Empire du Milieu aurait proposé plusieurs milliards de dollars au Zimbabwe. On ignore la nature de la contrepartie demandée en retour. »

En 2015, alors que Mugabe faisait encore figure de « pestiféré » (tout en étant président de l’Union africaine), l’UE avait débloqué 264 millions d’euros pour soutenir l’agriculture du pays. Combien accordera-t-elle pour le Zimbabwe dans l’après-Mugabe ? Se laissera-t-elle avoir par les artifices déployés par d’anciens caciques du régime, voire par des génocidaires, qui par un tour de passe-passe se sont maintenus aux manettes du pouvoir tout en prétendant révolutionner le système légué par le plus âgé des gérontes africains ?

L’Union européenne arrose les tyrans africains 

La politique de l’Union européenne vis-à-vis des tyrans africains dans la gestion de la récente crise migratoire laisse déjà transparaître les écueils prévisibles de la coopération avec le Zimbabwe. En effet, alors que par dizaines de milliers, des migrants fuient l’Érythrée (surnommée la « Corée du Nord de l’Afrique »), le Soudan ou encore la Libye, l’UE persiste à croire que, pour enrayer le flot de migrants, la meilleure solution consiste à déverser des milliards d’euros dans les caisses de régimes dictatoriaux – voire sanguinaires – pour les inciter à garder les candidats à l’immigration clandestine. À titre d’exemple, l’UE a envisagé de verser 200 millions d’euros au régime totalitaire mis en place par le dictateur érythréen Issayas Afewerki, en échange d’un meilleur contrôle de ses frontières, alors que l’extrême violence des exactions commises par le pouvoir fait fuir 50 000 personnes chaque année selon les chiffres des Nations unies. C’est toute l’ambiguïté du processus de Khartoum, initié en novembre 2014, lorsque l’UE a signé avec une vingtaine de pays africains des accords visant à troquer plusieurs milliards d’euros contre des gestes de bonne volonté pour qu’ils gardent leurs migrants potentiels à domicile (à l’instar des 6 milliards d’euros accordés par l’UE au président turc Erdogan).

Dans ce contexte surréaliste, la remise en orbite et le retour du Zimbabwe dans le concert des nations annonce d’ores et déjà une politique européenne dispendieuse vis-à-vis de ce pays à l’avenir incertain. Et une fois de plus, il est peu probable que les citoyens européens aient voix au chapitre sur ce sujet qui devrait être brûlant.

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Mars 2018 – #55

Article extrait du Magazine Causeur




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Analyste géopolitique (Russie, Turquie), auteur et spécialiste en relations internationales et en études stratégiques.

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