Le « politiquement correct », c’est comme le pudding : la preuve de son existence, c’est qu’on en mange tous les jours – et même jusqu’à l’indigestion. Curieux, quand on y pense, vu que nul ou presque ne reconnaît aimer ça. En effet, le terme appartient désormais au répertoire des noms d’oiseaux que l’on s’envoie à la figure dans le débat public. Il y a un quasi-consensus pour le dénoncer et personne pour le revendiquer, des légions de victimes et pas l’ombre d’un coupable. Bref, le politiquement correct est dans toutes les têtes. Surtout dans celles des autres.
C’est que si le mot est omniprésent, chacun a sa petite idée sur la chose. À ce compte-là, on se dit qu’on ferait mieux d’abandonner cette catégorie devenue inopérante à force d’être accommodée à toutes les sauces. Si on ne sait plus qui, de Pascale Clarke ou de Natacha Polony, d’Edwy Plenel ou d’Éric Zemmour, des Inrocks ou de Causeur, incarne le politiquement correct, c’est que ce terme n’a plus de sens. Un destin presque naturel pour une entreprise idéologique qui prétendait transformer le réel en régnant sur les esprits, donc en régentant le langage. Puisque « mal nommer les choses ajoute aux malheurs du monde », il devrait suffire de bien les nommer pour lui apporter le bonheur. L’ennui, c’est qu’il y a erreur sur la nature du « bien » dont il est question. Là où Camus parlait de vérité, les apôtres du politiquement correct convoquent la bienséance. Là où il faudrait affronter le réel tel qu’il est, ils entendent nous obliger à le voir tel qu’il devrait être, ou tel qu’ils croient qu’il devrait être. Là où on devrait s’efforcer de bien penser, ils ont inventé la bien-pensance. Au final, ils n’ont pas fait le bonheur du monde, ils nous ont pourri la vie.
Vous me direz qu’il faut choisir. Si le politiquement correct n’existe pas, il est absurde de le dénoncer. Pour sortir de cette impasse, une clarification s’impose.
Né dans les universités américaines dans les années 1970, le politiquement correct est devenu le code culturel des classes urbaines mondialisées avant de s’imposer à tous sous la forme d’une pensée obligatoire et, pour finir, d’une politique. Comment peut-on être contre le mariage gay ? Comment peut-on être eurosceptique ? Comment peut-on souhaiter le retour des frontières ? Comment peut-on être de droite ? Dans son dernier avatar, le politiquement correct n’a pas grand-chose d’autre à offrir que le viatique progressiste psalmodié en quelques slogans par des benêts à carte de presse : «L’immigration est une chance pour la France », « L’Europe est notre avenir », « La femme est l’avenir de l’homme ». Il se pâme devant la saucisse à barbe et s’étrangle face à la Manif pour tous. Il aime son prochain mais déteste volontiers son voisin. Il adore la différence mais abhorre la divergence.
En se diffusant, le politiquement correct a donc perdu en précision, au point de devenir un vague synonyme de « conformisme », de « bien-pensance », voire simplement de « gauche ». Or, justement, la gauche est, intellectuellement sinon politiquement, en voie d’épuisement. Il serait absurde de nier qu’il existe un conformisme de l’anti-conformisme ou, pour le dire autrement, une doxa conservatrice qui s’oppose à la doxa progressiste. Les uns se croient subversifs parce qu’ils épousent une personne de leur sexe, les autres parce qu’ils se marient à l’église. Le monde fantasmatique des premiers est peuplé de réactionnaires et de suppôts de l’ordre moral, celui des autres est livré aux syndicats gauchistes et aux enseignants bolcheviques qui incitent les enfants à la débauche. Et comme toujours, la première victime de cette guerre des récits, c’est la vérité.
Dans ces conditions, dira-t-on, autant reconnaître que le politiquement correct a changé de camp. Caron et ses innombrables clones ont assurément perdu la bataille des idées. C’est bien ce qui les enrage. C’est d’abord avec stupeur, puis avec dégoût, qu’ils ont assisté à la montée en puissance de leurs adversaires, affublés du gentil surnom de « néo-réacs ». Non contents d’exister, ce qui était déjà gonflé, ces malfaisants osaient marcher sur leurs plates-bandes médiatiques – sur la pointe des pieds, certes, mais c’était déjà trop. Pour un Zemmour ou une Polony autorisés (comme votre servante) à exprimer une opinion inconvenante, combien de centaines d’éditorialistes convenables et surtout, combien de soutiers anonymes qui, sans même en être conscients, distillent une vérité officielle qu’il ne leur viendrait même pas à l’idée de contester ?
C’est alors qu’est née l’idée de retourner à l’envoyeur cette arme de guerre sémantique : le politiquement correct, c’est vous !
Tout doux mes bijoux ! La manœuvre, fort habile au demeurant, repose sur une entourloupe. De fait, hier triomphant, le politiquement correct est aujourd’hui minoritaire, ce qui lui permet de se parer de l’habit flatteur de la résistance. Il n’en reste pas moins hégémonique. Maître des lieux où se fabrique l’opinion – les médias et, dans une moindre mesure, l’Université –, il se la joue rebelle tout en exerçant férocement la police du langage, de la pensée et même des arrière-pensées. De ce point de vue, Aymeric Caron, chroniqueur gauche de Laurent Ruquier, est un cas d’école, le mètre-étalon que l’on devrait empailler (après sa mort, que l’on souhaite la plus tardive possible), pour l’exposer au pavillon des poids et mesures de Sèvres. Caron ne pense pas, mais il pense bien.
N’empêche, il serait cruel de lui disputer le macaron de la rébellion auquel il semble tant tenir. Après tout, je veux bien endosser le maillot du politiquement correct – pour peu qu’il soit seyant et ajusté. Tant qu’à faire, j’aimerais autant exercer le pouvoir qui va avec.
Cette bataille de chiffonniers pour décrocher la médaille de l’incorrection est certes hautement comique, mais aussi parfaitement dérisoire. Ce qui l’est moins, c’est qu’elle révèle une fracture profonde, peut-être irréductible. On peut avoir des désaccords, c’est même le sel de l’existence. On peut se détester, et même se mépriser. Mais quand on ne s’accorde plus sur les mots et sur le récit, on ne vit plus dans le même monde. On ne saurait s’y résoudre car, malgré tout ce qui nous sépare, nous n’en avons pas d’autre sous la main. En vérité, nous n’avons pas d’autre choix que de réapprendre à parler le même langage – c’est-à-dire, littéralement retrouver un sens commun. Le bon de préférence.
Cet article en accès libre est issu du numéro de juin de Causeur. Pour lire tous les articles et accéder aux archives, abonnez-vous !
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*Photo : ALFRED/SIPA. 00543003_000006.
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