La réception du livre de Zemmour, autant que le livre lui-même, devient un sujet en soi. Le divorce entre le succès populaire du livre et la condamnation unanime de la critique, n’étonnera que ceux qui n’ont pas encore pris la mesure de la crise actuelle, laquelle est loin de se réduire à la seule crise des élites politiques. En réalité, c’est une autre face du suicide français qui se révèle avec la réception de ce livre : le suicide de la critique intellectuelle française. Nous sommes parvenus au stade ultime de la décomposition de la critique, au stade où celle-ci devient critique policière, toute occupée qu’elle est à traquer les quelques lignes, ou quelques pages, qui permettront de décrédibiliser l’ensemble d’un livre, afin qu’on ne le lise pas, ou que, au cas où on le lise, ce soit à travers les lunettes d’une interprétation policière chargée de dissuader d’ouvrir aucun débat.
Deux questions nous semblent essentielles si l’on veut prendre au sérieux cet essai d’Eric Zemmour. Pour les poser, on peut repartir du titre de l’ouvrage et de la pertinence (ou pas) de la métaphore sur laquelle il repose. Parler de « suicide » entraîne en effet plusieurs conséquences : le suicide suppose un individu qui a la volonté de mettre fin à ses jours, le suicide d’autre part, s’il n’est pas une simple « tentative », est censé déboucher sur la mort.
Mais la France n’est un individu que par métaphore, et établir son constat de décès n’est pas chose aisée. En réalité, l’analyse de Zemmour met en jeu trois « acteurs » du suicide français : l’État, le peuple, la société. Dans ce jeu à trois, la « société » occupe une place toute particulière, non seulement parce que c’est elle qui va fournir le poison que l’État et le peuple vont finir par accepter d’absorber, mais parce qu’à la fin, elle triomphe. La « société » ne s’est pas suicidée, elle s’est au contraire renforcée, et elle règne désormais sur un champ de ruines.
Qu’est ce que cette « société », ayant réussi à convaincre l’État comme le peuple de se suicider ? Ici l’emploi du singulier est trompeur, car la « société » n’est pas à comprendre comme la société française, identifiable au peuple. La « société », c’est au contraire le processus d’éclatement de l’unité du peuple en une myriade d’« associations » poursuivant un but particulier. Associations militantes, qui vont devenir les relais de l’idéologie hyper-individualiste de mai 68. La « société », c’est donc pour Eric Zemmour les multiples relais que va trouver l’idéologie de mai 68 dans les élites de la société civile. Ces élites vont ensuite contaminer l’État de l’intérieur, gagnant les haut-fonctionnaires jusqu’aux ministres à leur cause. Elles vont contaminer aussi le peuple, par l’intermédiaire des « médiatiques » (chanteurs, amuseurs, journalistes de canal+, etc.). Le résultat : un État vidé de sa souveraineté comme une coque vide, un peuple privé de sa sociabilité propre et caricaturé comme « franchouillard ».
Mais il ne suffit pas d’identifier la source du poison : la société issue de mai 68, pour être autorisé à parler de « suicide français ». Il faut montrer que le poison a été bu volontairement, et que la mort en a été le résultat… Or il semble que pour Zemmour – ici gaulliste paradoxal – ce soit le grand homme lui-même qui ait inauguré l’empoisonnement volontaire… Quelques passages étonnants développent l’idée d’un De Gaulle empoisonné par le gauchisme dès 68. Les mêmes passages accréditent l’idée que le peuple français aurait lui aussi accepté l’empoisonnement dès cette époque, puisque De Gaulle se serait penché en 68 sur son cadavre.
Mais alors, si tout est déjà joué en 68, pourquoi la suite ? Pourquoi quarante années seront nécessaires pour défaire la France ? C’est que le suicide français est une lente agonie, le poison n’étant pas immédiatement mortel et le corps à travers lequel il se répand n’étant celui d’un individu que par métaphore. Si 527 pages sont nécessaires, c’est parce qu’il s’agit de suivre le processus destructeur du poison, à travers la succession des générations d’hommes d’État, comme à travers l’idéologisation progressive des générations post-soixante-huitardes. Et finalement, c’est seulement en 2014 qu’aboutira le processus, et que le constat de décès sera établi.
Si le suicide de l’État français est fort bien documenté, à travers l’évolution d’un droit le privant de toute souveraineté, et d’une idéologie le mettant au service d’entrepreneurs identitaires, le suicide du peuple lui-même apparaît moins établi. Le peuple français hante ce livre par une forme de présence-absence qui permet peut-être de toucher la limite de la métaphore du suicide. Qu’est devenu ce peuple français, s’il n’a pas été complètement détruit par l’action catastrophique d’un État, désormais inféodé à une société civile communautarisée ?
On ne le saura pas, au delà de quelques références rapides à un « mouvement authentiquement réactionnaire qui secoue le peuple français. », notre auteur regrettant simplement que cette « réaction » du peuple ne possède pas encore de « projection politique majoritaire »p525.
Mais dire que le peuple n’a pas de « projection politique majoritaire » n’est pas forcément dire qu’il n’a pas de projection politique du tout. Par exemple on ne saura pas si, pour Zemmour, fort discret sur cette question, le FN constitue une projection politique du peuple, ou si il est lui-même pris dans la logique de décomposition des élites. Le FN, et au delà de lui le populisme qu’il cherche à capter, restent étrangement absents de l’ouvrage. Il s’agit de la lacune essentielle du livre : comment prétendre réfléchir sur ces « quarante années qui ont défait la France » sans inclure dans l’équation le rôle du FN et la montée du « populisme »? Soit qu’on considère que ces phénomènes – dont nous avons montré par ailleurs qu’ils ne se recouvraient pas[1. Dans Eloge du populisme, nous montrons qu’il faut distinguer le populisme du peuple et la démagogie populiste qui cherche à le récupérer.] – aient participé à la situation d’impasse actuelle, soit qu’on considère qu’ils incarnent une possibilité de rebond et de renouveau français ?
La métaphore du suicide n’a-t-elle pas finalement entraîné Zemmour trop loin ? Au-delà du suicide politique français, il y a un peuple qui tente de se dresser depuis longtemps contre la destruction de son État et de sa sociabilité propre. Le « populisme », si on veut bien l’appréhender autrement que par les multiples tentatives de captation partisane dont il est l’objet, n’est rien d’autre que l’ensemble des signaux adressés par un peuple pour signifier qu’il est encore vivant. Ne serait-ce pas rejoindre les élites dans leur mépris du peuple que de ne pas être suffisamment attentif à ces signaux ?
Eric Zemmour lui-même ne s’appuie-t-il pas au contraire sur ce peuple encore vivant pour articuler sa critique des élites ? N’est-il pas encore nourri, inspiré, porté par ce peuple, qui agit en lui comme une forme de daïmon populiste et socratique ? Comme Socrate envers la cité, ne devra-t-il pas reconnaître sa dette envers le « populisme » inconscient qui le porte ?
Au-delà du suicide français, c’est donc bien le peuple français qu’il s’agirait de redécouvrir. Non pour l’idéaliser ou parler à sa place, mais pour s’appuyer sur le seul étayage possible d’une reconstruction de « la France », permettant d’aller au delà d’une simple « nostalgie française ».
*Photo : BEBERT BRUNO/SIPA. 00633872_000006.
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