Naguère fondement et alliée de la nation, l’histoire universitaire est devenue sa pire ennemie. Pour Eric Zemmour, cette déconstruction est le produit d’un projet concerté visant à transformer l’histoire de France en légende noire. A ce projet, l’essayiste oppose sa version du roman national, une légende dorée frôlant parfois la mythologie. Mais n’avons-nous pas furieusement besoin de mythologie?
Destin français, le titre du dernier opus d’Éric Zemmour, est déjà tout un programme. Deux idées-forces y sont clairement annoncées. Le terme « destin » suggère que l’histoire n’est pas un récit du passé, mais un dévoilement, la concrétisation d’une volonté extérieure qui dicte sa loi aux hommes, simples pions d’une pièce écrite par des forces dont nous ignorons tout. Quant à l’adjectif « français », il révèle que l’objet principal, la vedette de ce grand récit, c’est la nation, un groupe que Zemmour a tendance à traiter comme s’il s’agissait d’une personne – ainsi que le disait de Gaulle. Autant dire que la notion même de « destin français » tourne le dos à l’étude historique classique.
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Ces deux idées ne sont pas particulièrement neuves. La première est même très ancienne, voire antique : les dieux décident de tout, on ne peut pas échapper au destin. L’autre date essentiellement du xixe siècle, époque où la nation s’impose comme l’unique cadre du politique et de la cité contemporaine. Et ce n’est pas un hasard si l’histoire, comme discipline, prend son essor en même temps que la nation, comme horizon politique et anthropologique indépassable : les nations – comme les dynasties royales – naissent vieilles. Une famille récemment installée sur un trône se réclamera aussitôt d’une longue histoire – Charlemagne, arrivé au pouvoir quelques décennies après le putsch de son grand-père, s’est laissé convaincre qu’il descendait du roi David… De même, une nation qui émerge sur la scène mondiale revendiquera une longue et glorieuse existence. En effet, si les sociétés humaines s’intéressent tant au passé, c’est moins pour en tirer des leçons que parce qu’il est une formidable source de légitimité. Comme l’a montré Régis Debray, tous les révolutionnaires prétendent renouer avec un glorieux passé tout en instaurant une rupture radicale – la racine du terme « radical » est radix, qui signifie « racine » en latin. C’est que, à quelques exceptions près, toute nouveauté souffre d’un déficit de légitimité. Tous ceux qui veulent contribuer à écrire le présent ont donc intérêt à être les interprètes du passé.
L’histoire contre la nation
Tout au long des xixe et xxe siècles, l’histoire connaît un essor impressionnant – de plus en plus d’ouvrages, d’auteurs, de lecteurs. En même temps, elle s’institutionnalise, avec la création de chaires dans les universités et de postes dans l’Éducation nationale. Au départ, il s’agit presque toujours de raconter l’histoire nationale, de revenir aux sources – lointaines, bien évidemment –, bref de dévoiler le destin et le génie particuliers d’une communauté humaine singulière. Puis, la recherche universitaire révolutionne les méthodes de fabrication des récits du passé. Les départements d’histoire se multiplient, une méthodologie, sinon une véritable science, s’élabore. De Michelet, Thierry et Guizot dans la première moitié du xixe siècle à l’École des annales et aux cultural studies de notre époque, la discipline s’est dotée d’une solide boîte à outils et, surtout, grâce à l’État moderne, de moyens significatifs. Petit à petit, les historiens professionnels sont devenus aux yeux des opinions publiques quasiment les seuls producteurs légitimes des récits du passé.
Le problème est qu’au stade ultime de cette évolution, on aboutit à une rupture entre l’histoire et la nation. L’histoire servait de fondation à l’édifice national, elle est devenue l’acteur de sa déconstruction. La nation et le sentiment national ont été tenus pour responsables des désastres du xxe siècle, tandis que la décolonisation, couplée à la démocratisation des sociétés occidentales (à travers l’extension des droits et les mouvements d’émancipation des minorités) et à la montée de l’individualisme, achevait de donner tort au célèbre dicton « l’histoire est écrite par les vainqueurs ». Depuis quelques décennies, c’est tout le contraire : ce sont les vaincus qui ont pris la main sur les récits du passé, notamment à travers la production universitaire et l’histoire académique. En quelques décennies, la hache universitaire a abattu le chêne de Saint Louis et gâté la poule au pot du bon roi Henri IV. Impossible de revenir en arrière : on sait trop bien que le Père Noël n’existe pas.
« Ce qui leur déplaît n’est pas le terme ‘roman’, mais l’adjectif ‘national' »
Pour Éric Zemmour, c’est simple : cette évolution du monde universitaire occidental – qui est très largement une extrême gauchisation, bien observée, par exemple, par Marcel Gauchet –, résulte d’un hold-up organisé par des gens agissant « selon la logique mafieuse ». « Ils ont, écrit-il, intégré les lieux du pouvoir et tiennent les manettes de l’État. » Logiquement donc, pour l’auteur du Destin français, « il ne sert à rien d’adoucir le roman national par le récit national, afin de le rendre plus crédible et plus “scientifique” ; on n’apaisera jamais le courroux de nos censeurs. Ce qui leur déplaît n’est pas le terme “roman”, mais l’adjectif “national” ». Il entre donc en guerre contre l’histoire universitaire, qui n’est pour Zemmour qu’une propagande antinationale déguisée en science. À vrai dire, il ne manque pas d’exemples, dans le passé récent, où l’histoire universitaire a été mobilisée pour accréditer une lecture coloniale du présent, ou encore pour expliquer que la France n’existait pas et l’histoire de France encore moins. N’oublions pas que Patrick Boucheron, qui a dirigé la très contestable Histoire mondiale de la France (tout un programme aussi), est professeur au Collège de France. On comprend donc la colère de Zemmour – et on la partage souvent. Reste une question, qu’on brûle de lui poser, puisqu’il publie son histoire de France : la nation est-elle à ses yeux un objet historique – qui n’a pas toujours existé et qui, en conséquence, pourrait disparaître – ou bien est-elle quelque chose d’immuable, une transcendance d’ordre théologique ?
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Éric Zemmour ne répond pas directement mais, dans sa très belle introduction autobiographique à Destin français, il donne quelques éléments de compréhension. Par exemple, quand il décrit de sa merveilleuse plume les sentiments que suscitent en lui l’évocation de la fin de l’aventure napoléonienne. Au bord de la Berezina, où il était en reportage pour une série d’été du Figaro, les larmes l’étouffent. Contemplant un misérable ruisseau dépassé par son nom et le poids des symboles, Éric Zemmour pleure une débâcle et une humiliation à la fois collectives et personnelles, la gloire de la France et son enfance. Puissante et curieuse image : si la grandeur de la France est comme une enfance, elle est à tout jamais perdue, condamnée à n’être qu’un objet de nostalgie, jamais un espoir ou un possible avenir. L’enfance perdue d’un homme accouche de romans, pas de projets.
C’est un beau roman
Mais peut-être que, justement, dans le monde désenchanté qui est le nôtre, nous avons besoin de romans. Lacan n’a-t-il pas raison, n’est-il pas vrai que les non-dupes errent ? Tout le savoir est-il toujours bon pour tout le monde ? Faut-il exiger de n’importe quel Français qu’il connaisse Grégoire de Tours (notre principale source sur la vie de Clovis), ses intérêts, sa vision de l’homme et de l’histoire, avant de parler du roi des Francs et du vase de Soissons ? Si nous voulons rester une nation – et tout indique que nous sommes une majorité à le vouloir – nous avons besoin d’un récit national. Celui-ci ne peut se trouver dans une thèse d’État de 3 000 pages, avec 10 000 notes de bas de page. Ni dans une « histoire mondiale » dont le propos est de montrer que la France est une hypothèse ou une éventualité.
Zemmour ne cherche pas à vulgariser des travaux universitaires, il se veut en rupture radicale avec eux. Il conçoit explicitement son recueil de portraits et récits allant de Clovis à de Gaulle comme l’ébauche d’un roman national inspiré et imprégné de l’histoire savante du xixe siècle, de l’esprit de la IIIe République et de la grâce du romantisme.
Ce faisant, bien sûr, il se trouve placé face à un écueil redoutable. Quels que soient ses défauts et même ses errements, l’histoire universitaire vise (ou croit viser) la vérité. Celle-ci, comme l’étoile du Berger, reste hors de portée, mais sert de repère. En revanche, pour Zemmour, le roman national est un discours politique. Son objectif est donc de sauver le roman national, de tout assumer – et au passage de tout faire entrer dans un récit ordonné autour de la grandeur de la France, de son déploiement et son déclin. Il conçoit l’histoire de France comme Clemenceau la Révolution : comme un bloc. On prend ou on jette tout. Ainsi s’emploie-t-il à « blanchir » le pape Urbain II, Pierre l’Ermite et les croisés, Saint Louis et ses successeurs. Là où il aurait suffi de contextualiser – l’antisémitisme des uns, la guerre et les atrocités des autres –, de refuser l’anachronisme contemporain, Zemmour s’évertue à démontrer que tout, y compris le pire, était innovant, magnifique ou légitime. De sorte que, tout occupé à innocenter les croisés de la cruauté des croisades, il oublie de parler du monachisme, de Cluny et de son énorme réseau (dont Urbain II était le grand prieur avant de devenir pape)… Enfin, il s’acharne à sauver Pétain en soutenant la théorie très contestable du glaive et du bouclier qui fantasme un partage du travail entre Pétain à l’intérieur et de Gaulle à l’extérieur, et cela malgré l’accumulation des preuves du contraire, notamment – mais pas uniquement – concernant l’extraordinaire zèle de la « politique juive » du Maréchal. Au lieu de reculer de quelques pas pour voir et montrer le tableau dans son ensemble, Zemmour somme le lecteur d’applaudir à chaque coup de pinceau.
Le général d’une guerre perdue
Dans la même logique, Zemmour doit sauver Catherine de Médicis, ce qui le conduit à justifier – et non pas seulement à expliquer – sa guerre contre les protestants. Dans sa biographie grand public de Louis XIV, l’historien Jean-Christian Petitfils montre que la persécution des protestants a été une tragique erreur et l’une des plus grandes fautes du roi. Cela ne l’empêche pas d’expliquer les motivations de Louis XIV et de réfuter par ailleurs la thèse selon laquelle l’abolition de l’édit de Nantes et le départ des nombreux protestants furent un désastre économique pour la France. On n’est pas obligé de choisir entre légende noire et légende dorée… Pour Zemmour, assumer l’histoire de France, c’est démontrer que tout y est bon, parce que certains disent que tout y est mauvais. Il tombe dans le piège manichéen tendu par ses adversaires et pèche à son tour par anachronisme. Est-ce grave ? Pas vraiment. On lit avec bonheur les romans de Dumas, tout en sachant que les liens qu’ils entretiennent avec la vérité historique sont ténus. On apprécie Le Souper de Jean-Claude Brisville et on se délecte de Joseph Fouché ou Marie-Antoinette de Stefan Zweig, même s’ils ne sont pas truffés de références savantes.
Ce qui rend le projet de Zemmour à la fois passionnant et voué à un glorieux échec, c’est qu’il mène la guerre qui a déjà été perdue. Les vainqueurs de l’Histoire, les chers et vieux pays, les grandes nations ne vont pas redevenir ceux qui écrivent l’Histoire. À l’ère de la victime, les vaincus, les laissés-pour-compte, les colonisés, les peuples indigènes et les minorités détiennent, sinon un monopole, du moins une supériorité symbolique dans la narration du passé, où ils trouvent de quoi légitimer leur exigence de réparation. Répétons-le, si Zemmour élude ou justifie les crimes de la colonisation et des croisades, c’est parce qu’il est presque interdit de parler d’autre chose.
La double menace de l’oubli et de l’indifférence
On ne retrouvera pas l’innocente naïveté de l’âge d’or du roman national, quand il était en quelque sorte le Petit Livre rouge (ou la Bible) non écrit des Français de la IIIe République. Aujourd’hui, nous ne sommes plus vraiment d’accord sur le texte lui-même, mais il nous reste en partage l’index et la chronologie, des noms de lieux et de personnages, des dates, des événements qui ont du sens pour chacun, faute d’avoir le même pour tous. En résumé, nous devrions à peu près pouvoir nous mettre d’accord sur la liste de nos désaccords. Qu’on l’appelle Saint Louis, ou Louis IX, on peut s’engueuler sur le fils de Louis VIII et de Blanche de Castille alors que les noms d’Erik Eriksson ou de Knut (rois de Suède à la même époque) nous laissent indifférents. Et Zemmour joue le jeu, par exemple en consacrant deux chapitres à Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, dont il n’est pas particulièrement amateur. De même, s’il ne prise guère Victor Hugo – qui est pour lui le père de l’angélisme –, il lui concède une niche dans son Panthéon imprimé.
La guerre du récit commun étant peut-être définitivement perdue, une autre menace surgit : la victoire de l’oubli et de l’indifférence. Il suffit d’observer et d’écouter : ce n’est pas la passion historique qui frappe, mais l’ignorance et l’indifférence. Les « lieux de mémoire », encore pertinents il y a trois ou quatre décennies sont aujourd’hui des non-lieux. Le cinéma et les jeux vidéo produisent à la chaîne des bouillies vaguement inspirées du passé. En ce sens, Destin français est une contribution importante : au-delà de l’amour passionné de la France qui l’anime, il ravive la flamme de la discorde qui nous rassemble.