« La France se meurt, la France est morte » : le message délivré par Éric Zemmour dans Le Suicide français scandalise les non-pensants de la sphère politique et médiatique. Le livre est contestable, comme tous les autres, mais remarquable par son souci de reconstitution méthodique de la trajectoire nationale depuis quarante ans.
Je me propose d’ajouter un addendum à ce travail de Romain en soulignant que le suicide français s’est nourri de deux discours contradictoires : celui de la France qui tombe et celui de la France invulnérable. Superposés, ces deux discours ont désarmé la critique objective des problèmes qui nous assaillent et facilité les décisions à contresens dont nous sommes aujourd’hui prisonniers.
La France qui tombe
Paru en 2003, l’opuscule de Nicolas Baverez[1. Éditions Tempus.] offre, dans le style à la fois véhément et professoral de son auteur, un chapelet de perles représentatif de la vision néolibérale triomphante, quelques années avant les deux grandes crises, américaine et européenne, qui ont ébranlé l’Occident.
Au moment même où se constitue pour de bon la bulle immobilière américaine, favorisée par une politique monétaire irresponsable de la Banque centrale et l’effet de levier de l’endettement des ménages, Baverez croit pouvoir faire ce constat : « Les États-Unis s’affirment comme le réassureur ultime de l’économie mondiale et le régulateur du capitalisme. »
Quelques années plus tard, la grande crise financière américaine de 2008, qui se propagera à l’Europe, montrera que « le réassureur ultime de l’économie mondiale » dopait sa croissance à coups de prêts au logement et à la consommation, et que « le régulateur du capitalisme mondial » dopait ses actifs financiers et immobiliers à coups de « subprime rates » et de produits dérivés issus du crédit hypothécaire[2. Tels que les Collateralized Debt Obligations et les Credit Default Swaps.]. Les propos de Baverez expriment une sorte d’aveuglement militant en faveur de la superpuissance américaine[3. Qui se manifeste aussi sur le terrain diplomatique et militaire : lors de son opposition à la guerre en Irak, « Jacques Chirac s’est coulé au mot près dans le discours de Daladier et de Chamberlain lors des accords de Munich », et avec « le succès militaire éclatant [en Irak] qui démontre la supériorité technologique absolue acquise par l’armée américaine ».] qui rappelle le zèle des « compagnons de route ».[access capability= »lire_inedits »]
Baverez ouvre le procès de l’impéritie des politiques français de droite et de gauche à partir du second septennat de François Mitterrand. Il égrène les statistiques défavorables (taux d’emploi de la population, déficit public et dette publique, contraction industrielle) mais passe sous silence le fait, déterminant, que le commerce extérieur est encore équilibré en 2003 – ce sera la dernière année –, alors que nous devons importer la totalité des matières premières et de l’énergie nécessaires au bon fonctionnement de la machine économique. En 2003, la France ne tombe pas, pas encore du moins.
Baverez dénonce le social-corporatisme de l’État qui protège les rentes de situation du secteur public – sur ce point, il n’a que trop raison – et l’excès des charges fiscales et sociales pesant sur les entreprises. Or, autant les charges sociales, contrepartie de dépenses dont Baverez ne dit pas d’ailleurs comment les réduire, écrasent les employeurs, autant la charge fiscale n’a cessé de baisser : de 52 % en 1974, l’impôt sur les sociétés est tombé à 33 %. Et ce taux est purement théorique : l’impôt réel représente 8 % du bénéfice pour les entreprises du CAC 40, 14 % pour les entreprises cotées et 26 % pour les entreprises non cotées. On évoque rarement, dans les racines de la dette, ces milliards d’euros qui ne sont pas entrés dans les caisses de l’État.
Nicolas Baverez se trompait sur la nature du mal. Pas sur l’issue. Dix ans après lui, on peut vraiment dire que la France tombe. À l’appui de ce diagnostic, je citerai deux données : premièrement, notre dette publique, égale au PIB, n’est plus remboursable ; deuxièmement, le déficit persistant de nos comptes courants (notamment imputable au déficit commercial et au solde négatif des investissements directs).
En un mot, nous sommes en situation d’urgence. Précisément le type de situation auquel l’hôte de l’Élysée est imperméable. Face aux menaces qui se multiplient, il semble avoir intégré le dogme de « la France invulnérable ». Cette croyance implicite, propre aux socialistes et à la gauche française, a nourri l’immobilisme du deuxième mandat de François Mitterrand et encouragé son action pour l’union monétaire qui nous a privés d’un instrument essentiel de politique économique ; elle a permis le contresens historique de l’adoption des 35 heures et justifié l’impuissance de Chirac, homme de gauche s’il en fût sous la Cinquième, après sa réélection en 2002. Et elle inspire aujourd’hui la politique du chien crevé au fil de l’eau qui est celle de Hollande et de ses équipiers depuis 2012.
Le personnage le plus représentatif de cette pensée est Pascal Lamy, encore encarté au Parti socialiste, et, jusqu’il y a peu encore, directeur général de l’OMC avec la bénédiction de Washington et de Pékin. Il s’appuie sur un axiome de son cru : la France est une puissance « technologique », qui dispose d’un avantage comparatif sur les pays émergents. En conséquence, laissons les produits à faible valeur ajoutée et à faible marge bénéficiaire aux pays de l’ancien tiers-monde et concentrons-nous sur les merveilles que nos ingénieurs et informaticiens savent concevoir. Fort de ces certitudes, ce socialiste des beaux quartiers n’hésitait pas à encourager les ouvrières du textile des Vosges à abandonner leur travail au profit des Chinoises pour mieux admirer l’ascension d’Airbus. Seulement, aujourd’hui, les ouvrières chinoises subissent la concurrence des Vietnamiennes et des Cambodgiennes, et deux programmes aéronautiques en cours de développement en Chine feront bientôt concurrence à Airbus.
Peu importe, puisqu’il ne peut rien nous arriver : deux années et demie après installation du personnage à l’Élysée, François Hollande interdit que l’on procède à un diagnostic en profondeur de la crise européenne et à une révision d’ensemble de nos politiques publiques. Mais il persiste à mener une réforme territoriale qui n’a ni queue ni tête.
Divine surprise, en cet automne 2014, deux prix Nobel français, le vrai, de littérature, et le faux, d’économie[4. Le prix Nobel d’économie est un prix de la banque centrale de Suède attribué à la mémoire d’Alfred Nobel qui a couronné Merton et Scholes, responsables de la faillite du fonds LTCM en 1998, et Pissarides, qui pilotait l’économie chypriote jusqu’à sa faillite, en 2012.], ont permis de réactiver « la France invulnérable ». Certes, l’auteur de la Rue des boutiques obscures est étranger à l’univers high-tech cher à Fleur Pellerin, et notre dernier Prix Nobel d’économie, trop absorbé par ses équations économétriques, a oublié de nous prévenir de l’arrivée des deux grandes crises de 2008 et 2010. Heureusement, nous apprenons dans la foulée que la France dispose de très brillants chefs d’entreprise –lesquels ? –, que ses meilleurs cerveaux sont derrière toutes les grandes réussites entrepreneuriales américaines – mais comment les relocaliser sur notre territoire ? –, en somme, que notre principal problème, c’est le « French bashing », exercice dans lequel Baverez a longtemps excellé. Mais voilà que Baverez, touché par la grâce, nous dit que le pire n’est pas sûr.
L’ennui, c’est que les chiffres du troisième trimestre viennent de tomber et qu’ils ont de quoi doucher cette douce euphorie. Croissance zéro, si l’on déduit l’excédent des stocks, septième trimestre consécutif de baisse de l’investissement, nouvelle détérioration du solde commercial, suppression de 34 000 emplois dans le privé, inflation zéro quand on déduit la hausse des prix fixés par l’État.
Comment expliquer cette dénégation collective face à des faits aussi têtus ? La réponse est simple : la classe dirigeante a peur. Peur d’une faillite française qui entraînerait avec elle celle de l’Europe du Sud et du projet européen déjà en crise ouverte. Peur du désaveu que l’Histoire pourrait lui infliger. Affolée, elle ne sait plus quoi faire sinon remonter le moral des troupes, comme un stratège en difficulté : nous vaincrons, car nous sommes les meilleurs ! Mais les bonnes paroles ne changeront rien. Et il y a d’excellentes raisons d’avoir peur.[/access]
*Photo : RAMPAZZO ALESSANDRO/SIPA. 00687661_000013.
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