Eric Zemmour rêve d’une société idéale qui existe déjà, mais en Asie. Pour importer le Zemmouristan en France, il lui faudrait transformer des Gaulois réfractaires en confucéens disciplinés. Pas sûr que ce soit possible.
Au fil de ses livres et de ses cours magistraux dispensés dans le grand amphi Christine Kelly de l’université CNews de Boulogne-Billancourt, Éric Zemmour peint la vaste fresque de la France idéale, dont il rêve pour nous tous mais surtout pour la France elle-même. Les contours en sont connus : un État fort, souverain et respecté, une population unie par une même culture et fière de son passé, un héritage transmis génération après génération, une immigration réduite aux stricts besoins de la nation, une police et une justice dures avec les criminels, une politique étrangère axée autour des seuls intérêts de la France, une politique industrielle nationale.
Que l’on soit admirateur ou contempteur, ce monde idéal est souvent considéré comme une pure vision d’artiste. Enviable ou détestable, cet horizon apparaît hors de portée et irréaliste, tant la diversité ethnique et culturelle, l’ancrage européen et l’individualisme se sont imposés dans la France d’aujourd’hui. Si, déjouant les pronostics, Éric Zemmour venait à être élu, nombreux sont prêts à parier qu’il ne parviendrait pas à ses fins tant les obstacles, les oppositions et certaines réalités se dresseraient devant lui. Alors Zemmour, un rêveur ?
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Un Asiatique qui s’ignore
Pourtant, il est des pays en Extrême-Orient qui répondent d’assez près à la description de son paradis sur terre. Certains figurent même parmi les plus dynamiques économiquement et les plus stables socialement de la planète. Nous n’y prêtons guère attention, car nous n’avons d’yeux que pour leur grand voisin, la Chine, dont la masse met dans l’ombre le reste de la région. Le nirvana zemmourien se trouve au Japon, en Corée, à Taiwan, trois démocraties pluralistes, voire au Vietnam (à l’exclusion de son système de parti unique qui n’est guère du goût de l’éditorialiste).
Construisons la France d’Éric Zemmour avec ce Lego asiatique. Elle aurait le peuple uni par la culture ancestrale du Japon, la fierté nationale et l’histoire glorifiée de la Chine, les frontières et l’immigration étroitement contrôlées du Vietnam, la puissance industrielle mondiale de la Corée, la justice sévère du Japon et ainsi de suite. Sur tous les autres sujets centraux de son discours (sécurité publique, exigence scolaire, respect de l’autorité, souverainisme), les pays confucéens et bouddhistes d’Extrême-Orient répondent haut la main aux standards zemmourien. En conséquence, le Zemmouristan, néologisme mélenchonesque, ne se situe pas en Arabie saoudite, mais en Extrême-Orient.
Éric Zemmour est un Asiatique qui s’ignore. Son amour pour la France, qui surpasse son amour des Français, est la version occidentale de la primauté du groupe sur l’individu qui règne en Asie. L’importance de la transmission d’un héritage historique, intact et glorifié répond au culte des ancêtres et au respect du passé des Asiatiques qui y voient la garantie de la stabilité et de l’harmonie dans toute société. Éric Zemmour partage enfin avec les peuples confucéens une même aspiration à l’ordre. Ce souci du maintien de l’ordre n’est pas étonnant pour un admirateur du général de Gaulle qui, lui-même, ne supportait pas « la chienlit ». Les Asiatiques eux aussi exècrent le désordre qui dérègle la société. Ainsi, les Vietnamiens jugent sévèrement Mikhaïl Gorbatchev ou Boris Eltsine qui ont laissé le chaos prendre place en Russie. La pire des choses à leurs yeux. À l’inverse, Vladimir Poutine est loué pour avoir rétabli l’ordre en Russie. S’il se présente, Éric Zemmour devrait faire un bon score dans la communauté chinoise et vietnamienne de France.
Non créolisés, uniformes ethniquement et culturellement, ces pays asiatiques aux racines profondes ne connaissent aucun des problèmes qui angoissent Éric Zemmour (et avec lui, pas mal de Français) : pas d’immigration, aucune remise en cause de l’héritage historique, pas de désindustrialisation, pas de territoires perdus, pas de tyrannie des minorités. Le bonheur, vous dis-je !
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La France gauloise, L’Asie gaullienne
Mais il y a un petit problème. La France n’est pas en Asie et le peuple français n’a pas grand-chose en commun avec le peuple japonais, coréen ou vietnamien. Il serait impossible d’imposer aux « Gaulois réfractaires », rebelles et fiers de l’être, la discipline individuelle et le respect des règles écrites et non écrites qui permettent le bon fonctionnement de sociétés aussi strictement régulées que les sociétés asiatiques. L’individualisme hypertrophié et glorifié comme une valeur émancipatrice chez nous l’exclut totalement. Durant la crise du Covid-19, les gouvernements asiatiques ont imposé aux populations une discipline collective particulièrement contraignante. Les ordres ont été respectés à la lettre par une population habituée à un haut degré de discipline collective et individuelle. En d’autres termes, chacun ne fait pas ce qu’il veut à Tokyo, Séoul, Taïpei, Pékin ou Hanoï.
Naturellement, la référence d’Éric Zemmour n’est pas l’Asie de 2021 – trou noir du discours de tous nos penseurs –, mais la France d’avant 1968. Le parallèle n’est pas surprenant. Les pays d’Extrême-Orient pratiquent une politique sociale, industrielle dirigiste, à long terme, mais dans un environnement économique libéral. Une gestion très gaullienne en réalité qui a permis depuis quarante ans un développement économique rapide combiné à une grande stabilité sociale. De quoi séduire quiconque espère encore que la France n’ait pas dit son dernier mot.
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Cependant nous ne sommes plus – et ne retournerons plus – à la France d’avant 1968, pour le meilleur et pour le pire. Notre diversité ethnique et culturelle, force pour les uns, faiblesse pour les autres, nous éloigne de ce passé. Il n’est néanmoins pas interdit de se référer à cette longue période de stabilité sociale et de croissance économique, et de s’en inspirer pour corriger les dysfonctionnements de la France d’aujourd’hui. De même il ne serait pas stupide de regarder enfin vers ces sociétés asiatiques riches et heureuses, qui viennent de connaître leurs Trente (premières) Glorieuses et qui ont encore une ou deux décennies tout aussi glorieuses devant elles. Une double gymnastique de l’esprit rare en France. Zemmour serait-il plus révolutionnaire qu’il n’y paraît ?