Depuis trente ans, le nom de Zeev Sternhell est associé à l’un des débats les plus âpres qu’ait connu la vie intellectuelle française, celui sur les origines nationales du fascisme, déclenché par la publication, en 1983, de son Ni droite, ni gauche, l’idéologie fasciste en France. Dans Histoire et Lumières, Changer le monde par la raison, une longue interview avec le journaliste Nicolas Weill qui vient de paraître, Sternhell ne lâche rien et reprend sa thèse : tout le mal vient des idées fausses, de ceux qui ont critiqué ce qu’il estime être un bloc de cristal : les « Lumières ».
Les échanges entre l’historien israélien et le jour- naliste du Monde commencent bien. L’évocation de son enfance en Galicie pendant la guerre, marquée par la « disparition » de sa mère et de sa sœur, nous montre une famille juive qui survit grâce à l’énergie et à l’intelligence d’un oncle qui a compris que le ghetto était un piège. Grâce au même oncle, elle franchira, en 1945, la frontière de l’URSS vers la Pologne, d’où l’orphelin pourra rejoindre une tante établie à Avignon. Ce périple conduit à une vue en perspective sur la France d’après-guerre. Dans ce pays, un enseignement d’une efficacité admirable ne tarde pas à mettre à niveau l’enfant de l’immigration. Surtout, dans ce pays, la « question juive » n’existe pas. Le judaïsme, comme la religion en général, est affaire si privée qu’on ne sait pas qui est juif et qu’on ne cherche pas à le savoir bien que − le petit Zeev en fait l’expérience − les juifs sachent se reconnaître entre eux.
Cette situation s’accompagnait, dans le public sinon en famille, d’une indulgence oublieuse à l’égard d’un passé récent qu’on ne désignait pas encore comme une « période noire de notre histoire ». On peut se demander pourquoi, gardant le souvenir de cette idylle précaire, Zeev Sternhell s’est ensuite fait le dénonciateur persévérant du fascisme d’origine française. Mais nulle rancune antifrançaise ne détermine cette croisade. C’est plutôt par purisme laïque et républicain qu’il scinde la modernité en deux courants antagoniques : d’un côté la laïcité, la démocratie représentative, la lutte des classes assumée ; de l’autre, l’enracinement, l’identité collective, l’énergie nationale, les mobilisations xénophobes, racistes, etc. D’où son refus de la thèse « totalitariste », qui enveloppe dans une même condamnation Hitler et Staline. À cette analyse, qu’il estime héritée de la guerre froide, l’auteur oppose un procommunisme rémanent.
Tout cela pourrait se discuter… si Sternhell discutait, ce qu’il ne fait pas. [access capability= »lire_inedits »]Passé l’évocation des jeunes années et l’analyse de l’évolution décevante de l’État juif depuis 1967, son livre est une enquête à charge et un réquisitoire contre le fascisme d’origine française. Le simplisme binaire de l’auteur le rend allergique aux transitions, aux compréhensions, aux ambiguïtés, donc à la philosophie : on croit au progrès et à la liberté des individus ou bien on n’y croit pas.
Certes, Sternhell désigne à juste titre comme un moment de coupure, dans l’histoire de la modernité, la fin du XIXe siècle, mais au lieu d’interroger l’œuvre des grands penseurs de cette nouvelle « crise de la conscience européenne » (Nietzsche, Bergson, Péguy, Husserl… avant Heidegger), il ne la décrit qu’à travers des représentants de la réaction politique : Boulanger, Barrès, Maurras, auxquels il associe Sorel, qui fut pourtant un maître de Gramsci.
De même est ignorée la réflexion de l’École de Francfort sur les failles et les infortunes de la raison moderne. L’allergie de l’auteur à la philosophie devient flagrante quand, pour étoffer son idée, en soi défendable, des « lumières franco-kantiennes », il construit un Rousseau caricaturalement individualiste qui, dans le Discours sur l’inégalité, passerait directement de l’« état de nature » au « contrat » et n’aurait besoin d’aucune référence au peuple pour fonder la volonté générale. Pas bien grave, direz-vous : Sternhell est historien, et non pas philosophe. Sauf que réquisitoire n’est pas histoire. Grand rassembleur de textes, l’auteur oublie que ceux-ci ont été produits « en situation » par des gens en proie à des enjeux immédiats. Ainsi, les écrits de Mounier sur le fascisme répondaient à une obsession, celle de l’affaissement de la démocratie dans la France des années 1930. Avait-il tort de se demander d’où pouvaient venir les énergies opposables à ce qu’il a appelé les « fausses valeurs fascistes » ? On peut discuter l’attitude « compréhensive » de Mounier vis-à-vis de l’adversaire, on peut penser que cela l’a conduit à trop insister sur les faiblesses internes de la démocratie française et pas assez sur la menace hitlérienne (bien qu’il ait aussitôt dénoncé Munich comme une « trahison »), mais évoquer une sympathie fasciste est évidemment trompeur.
L’enquête de Sternhell depuis quarante ans a certes produit des découvertes mais dans le cadre d’une vision trompeuse, parfois comique à force de déshistoricisation. Ainsi, sa compa- raison entre Pétain et Mussolini accable le premier, qui a immédiatement promulgué des lois antisémites et balayé les institutions démocratiques, alors que l’Italien a mis des années à en arriver là. Pas un mot sur le désastre militaire et l’acceptation de la défaite par Vichy. Comme si le régime de Pétain n’avait fait que coaguler les idées ambiantes ! Pas étonnant que Sternhell écarte d’un revers de main le travail de Stanley Hoffmann sur la logique d’ensemble de l’histoire de France en ce siècle. On trouve pourtant dans À la recherche de la France (1963) une remarque essentielle sur ce dont s’obsède Sternhell : « Vichy a été l’élimination presque complète des contre-révolutionnaires maurrassiens en tant que force politique. » Quand Sternhell voit une consécration, Hoffmann constate une dévaluation définitive : les idées vivent et meurent à l’épreuve des événements, alors que, selon le postulat sternhellien, elles persistent dans la nature comme un métal inoxydable.
Sternhell affiche le courage obstiné d’une « tête de cochon », d’un saint Sébastien exposé aux flèches. Mais cette obstination le conduit à reprendre indéfiniment le même combat, en particulier contre le Sciences-Po d’il y a quarante ans, alliage trop étroitement français de haute société protestante et de démocratie chrétienne. Oxford et Stanford ne lui servent que de redoutes d’où pilonner la rue Saint-Guillaume. Obsession telle qu’il ignore, dans l’histoire et la philosophie politique françaises, tout de ce qui s’est fait ailleurs, qu’il s’agisse de Lefort, de Gauchet, de Manent et de bien d’autres.
Sternhell n’a pas toujours tort. Il est vrai qu’avant d’être mise en valeur par Paxton (en 1973), la part de responsabilité de Vichy (de la France ?) dans le génocide des juifs a été occultée, puis relativisée à cause du nombre des survivants, et ensuite, depuis Chirac 1995, érigée en dogme, sans qu’une « mémoire apaisée » (Paul Ricœur) ait été stabilisée. Dans ce débat, Sternhell apporte des éléments, mais son schématisme ne nous rapproche pas d’une intelligence générale du drame du XXe siècle.[/access]
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