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A chaque événement littéraire d’importance, à Berlin, à Rome ou à Paris, les caciques de la littérature russe retrouvent sur l’estrade leur jeune confrère au crâne rasé, tellement plus rock que prodige littéraire. Et avec ça, si photogénique. Qui, par sa fière contenance, leur signifie qu’il n’a rien à faire avec eux. Bref, on comprend que ses collègues aient envie de l’étrangler.
Bientôt honoré au musée Tolstoï
L’ambiance est tout autre si vous allez prendre « le thé avec Zakhar » sur la chaîne « Tsargrad », l’une des émissions qu’il anime. C’est un grand gaillard rieur, chaleureux, concentré, qui questionne son invité sans ruse et l’écoute avec avidité. Avec la même curiosité insatiable qui, adolescent, le poussait à se réfugier à la bibliothèque du quartier des heures durant. Quand il n’était pas dans la rue à faire des bêtises, ses compagnons s’appelaient Tolstoï, Leonov, Cholokhov, Hemingway, Romain Gary et les poètes du siècle d’or russe. Il se nourrit sans cesse des grands classiques russes et lorsqu’il déclare que c’est à eux qu’il doit rendre des comptes, pas aux médias, il faut prendre ses mots au pied de la lettre.
Rien d’étonnant que le musée Tolstoï à Moscou lui consacre aujourd’hui une exposition. A ses yeux, Les récits de Sebastopol, Prisonnier du Caucase ou Khadji Mourat sont essentiels depuis l’effondrement de l’Union soviétique parce que la guerre y est au centre, dans toute son épaisseur, mélange d’horreur et de grandeur, et que l’officier Tolstoï avait son âge quand il se battait au Caucase.
Son roman Pathologie, paru en 2005 a été accueilli comme celui de la guerre de Tchétchénie. C’est la peinture réaliste de garçons ordinaires par leur compagnon de combat, la vingtaine, comme eux. Ce ne sont pas des héros. La guerre y est montrée au plus près, dans tous ses contrastes. L’amour et la mort s’y côtoient, la violence nue, l’ennui profond, le fracas des armes, l’exaspération de la population. La critique qui ne le ménage pas y a vu un tableau sans parti pris.
En finir avec le culte médiocre de l’individu
Depuis la guerre du Caucase, Prilepine s’interroge sur le sens de l’engagement. Quand le monde autour se délite et se déshumanise, n’est-il pas temps d’en finir avec le culte médiocre de l’individu ? Son rapport au monde a changé : il est en rébellion contre une société consumériste, indifférente à la violence sociale. Voilà pourquoi il s’est engagé au Donbass après l’assassinat de ses amis, les commandants Arsène Pavlov (nom de guerre : Motorola) et Mikhaïl Tolstykh (nom de guerre : Guivi), le premier le 16 octobre 2016 par une bombe placée dans l’ascenseur de sa maison ; le second, le 7 février dernier, tué dans son bureau par un tir de roquette.
Par sa décision il a voulu attirer l’attention sur le destin du Donbass. Depuis février, des centaines de jeunes Russes sont prêts à aller combattre, comme Zakhar. A peine réédités, ses livres sont épuisés. Dans le même temps, les foudres de ses adversaires politiques se sont abattues sur les réseaux sociaux. Certains de ses « collègues d’établi » se frottent les mains : pas trop tôt, on va se débarrasser de ce facho (et, du même coup, d’un redoutable rival en littérature ne disent pas les jaloux) ! Certains ont mis le champagne au frais en attendant qu’une balle vienne trouer sa sale caboche. Le « bomonde », comme on dit en russe, n’en finit pas d’éructer ses imprécations.
L’intelligentsia de Moscou et de Saint-Pétersbourg, est ce qu’elle est : en gros, ultralibérale, pro-occidentale et égoïstement bourgeoise. Les jeunes écrivains enragés, enfants de Limonov, leur tirent le portrait depuis bientôt vingt ans, et le déferlement de haine à l’adresse de Prilepine ne m’a pas étonnée. En revanche, la réaction de son agent littéraire en Allemagne pour l’Europe m’a laissée sans voix. Il a immédiatement lâché un auteur dont il a l’exclusivité depuis 2006.
Indésirable en Allemagne
J’avais rencontré Thomas Wiedling quelques jours auparavant, au Salon du livre russe à Paris où les éditions de la Différence présentaient Le journal d’Ukraine dont elle avait acheté les droits à l’agence Wiedling. Tous les arguments de Prilepine justifiant son engagement au Donbass sont exposés dans cet essai avec la même vigueur, la même constance que dans les essais précédents (Je viens de Russie et De gauche, jeune et méchant). L’agence Wiedling ne pouvait rien ignorer des convictions politiques de Prilepine puisqu‘elle diffuse son Sankia à travers le monde, premier roman scintillant du jeune romancier rebelle.
De deux choses l’une, soit Thomas Wiedling doit aujourd’hui se repentir d’avoir si longtemps gardé sur son catalogue le nom d’un dangereux national-bolchevik et le mettre définitivement à l’index, soit, en tant qu’agent littéraire, soutenir l’homme entier et parfaitement cohérent qu’est Zakhar, cela en toute connaissance de cause. Une question me vient sur le bout de la langue : qu’aurait-il fait avec un Hemingway ou un Malraux engagés en Espagne dans les brigades internationales ? On sait que la guerre d’Espagne avait rendu Hemingway suspect de sympathie pour le communisme en dépit de son Prix Nobel, reçu vingt ans plus tard. Ses agents et ses éditeurs l’ont-ils lâché pour autant ?
Dans son interview à Radio Svoboda, Thomas Wiedling brandit l’étendard du pacifisme et se dit horrifié que son auteur prenne les armes contre l’Ukraine. Qu’il vienne en aide à la population du Donbass, passons, mais qu’il fasse la guerre à l’Ukraine, horreur et abomination ! Il me semble qu’on peut difficilement aller plus loin dans le déni de réalité et, pardon, dans le ridicule.
Que le fascisme radical ait contaminé l’Ukraine et qu’il fasse des victimes au Donbass, à Odessa ou à Kharkov, cela compte si peu. La cinquantaine de protestataires brûlés vifs dans l’incendie volontaire de la Maison des Syndicats à Odessa, le 2 mai 2014 ? Oubliées. Les groupes fascistes de Trizoub-Bandera, Secteur Droit, Svoboda, Patriote d’Ukraine et leurs bataillons « punitifs »? Un détail. Oles Bouzina, l’historien antifasciste ukrainien ami de Prilepine, a-t-il ou non été assassiné par eux en sortant de son immeuble en 2015 ? Pour avoir dénoncé les crimes des affidés des SS, aujourd’hui héros de l’Ukraine actuelle. Oui, Il en est mort et je me souviens du chagrin de Zakhar. Paris s’en est à peine aperçu, mais en Russie, on commémore le deuxième anniversaire de sa mort. Un film vient de lui être consacré : interdit en Ukraine.
Qu’à cela ne tienne ! La non-violence serait la seule attitude morale possible. Aurait-on oublié s’agissant de l’Ukraine que le fascisme apporte la guerre comme la nuée l’orage et qu’on ne le vainc pas avec de bons sentiments? Plutôt que de montrer du doigt le partisan Prilepine, on serait bien avisé de réfléchir davantage aux raisons de son engagement. Au lieu de détourner le regard des dérives fascistes, pourquoi l’Union européenne n’exige-t-elle pas la dénazification des bataillons ultra-nationalistes qui terrorisent la population dans toute l’Ukraine ?
Sur le front ukrainien
En attendant, à Kiev, les fanatiques de l’épuration peuvent à leur aise appeler à « la décommunisation de la médecine », leur dernière trouvaille. En d’autres termes, « la privatisation du système de santé ». Avec, en plus, une louche de chasse aux sorcières. Le paquet de lois sur la décommunisation, signé par Porochenko en 2015, vise l’éradication de toute mémoire communiste ; les chefs des groupes paramilitaires ouvertement pronazis sont chargés de la « lustration », l’autre nom de l’épuration.
Le choix de Prilepine est moins singulier qu’il y paraît : ils sont nombreux en Russie et aussi en Ukraine qui voient dans la NovoRossia les prémisses d’une libération du capitalisme oligarchique. Si personne ne veut d’un retour à une URSS anti-démocratique, les acquis de l’Etat socialiste font l’unanimité : droit à la santé, à l’éducation, au logement et au travail. C’est là le programme minimum de la Nouvelle Russie qui vaut pour la Fédération de Russie tout entière.
Se battre pour le Donbass, c’est en finir avec le régime prédateur de Kiev qui brade par millions de tonnes son tchernoziom, l’or des grandes plaines à blé, tout en clamant « l’Ukraine aux Ukrainiens ! ». Bastion de la culture ouvrière russophone, le Donbass apparaît comme le maillon faible d’une Ukraine privatisée par ses clans d’oligarques et un espoir pour une future révolution anticapitaliste. Dans ses essais successifs, Zakhar martèle que face aux « évolutionnistes » satisfaits de l’état du monde, il y a les révolutionnaires intransigeants. Au Donbass, il est chez lui, tout simplement.
Le procès en nationalisme belliciste instruit contre Prilepine arrange ceux que les insignes nazis des barbouzes du bataillon Azov n’effraient pas. Ceux qui acceptent, entre autres, que l’avenue de Moscou à Kiev ait pris le nom du criminel nazi Stepan Bandera. On renvoie dos à dos prorusses et pro-ukrainiens et le tour est joué : passez votre chemin, il n’y a plus rien à voir. La presse occidentale a rapporté que les commandants Motorola et Guivi, devenus gênants, auraient été liquidés sur ordre du Kremlin. Mais nous n’avons toujours pas vu ces mêmes médias répercuter que, selon le Ministère de la Défense de la république de Donetsk, le commanditaire des meurtres des deux commandants s’appelle Alexeï Petrov et qu’il dirige le département du contre-espionnage ukrainien. Quelques jours après le meurtre de Guivi, il a été promu par le président Porochenko. Il est désormais en charge de la coordination des actions de contre-espionnage dans le Donbass.
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