Depuis qu’il a annoncé publiquement, le 13 février dernier, sa décision d’aller faire la guerre au Donbass, Zakhar Prilepine est vilipendé dans la presse libérale russe sur l’air « Ah, je vous l’avais bien dit, ce Prilepine est un fasciste ! ». Le site de l’Atlantic Council, basé à Washington, donne une version illustrée de l’information avec photos du bataillon qu’il commande, localisation du quartier général et commentaires venimeux à propos des militants « ultra-nationalistes » qui le composent. C’est donner par avance quitus à l’armée de Kiev pour bombarder l’hôtel « Prague » de Donetsk. Ni vu ni connu ou presque ! Dans la presse occidentale les protestations seraient à peine audibles.
En vérité, le sort de Prilepine se confond en Occident avec celui du Donbass, victimes l’un et l’autre d’un même boycott. Pour ceux qui, comme moi, ont la chance de le connaître, de le lire, de le traduire et d’être de ses amis, ces attaques calomnieuses sont insupportables et stupides.
Un enragé, pas une tête brûlée
C’est sans conteste l’une des grandes voix littéraire de notre temps, auteur de 5 romans et 8 recueils de nouvelles traduits en 12 langues. A 42 ans, il a construit une œuvre. De quelle tête brûlée va-t-on parler? Il a la rage, ce n’est pas pareil. Né en 1975, il n’a rien oublié ni rien pardonné aux années 90. Ne cherchez pas ailleurs la clé de ses engagements successifs, depuis son adhésion au mouvement national-bolchevique d’Edouard Limonov en 1994 jusqu’à sa dernière décision de prendre les armes pour le Donbass. A l’insouciance de son enfance soviétique a succédé la brutalité du désastre de la perestroïka et de la contre-révolution libérale. Il n’est pas question ici de nostalgie de l’enfance mais de douleur et d’humiliation et des effets dévastateurs d’un libéralisme sauvage sur une société hébétée que lui, Zakhar, regarde en face et décrit avec une vérité stupéfiante.
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En 1995, il a 20 ans et part au service militaire ; à la sortie, il suit la formation proposée par l’école de la police pour devenir OMON (forces spéciales), en même temps que des études à la faculté des lettres. L’itinéraire banal d’un jeune homme issu d’une famille pauvre, en Russie comme ailleurs. Il est envoyé en Tchétchénie l’année suivante. Puis au Daghestan. Il revient sain et sauf de la guerre, mais profondément marqué. En 1999, il termine ses études et quitte les OMON. Son père, professeur de collège a perdu son travail et s’est perdu dans l’alcool, à en mourir. Sa mère infirmière survit à peine. La crise financière de 1998 a encore aggravé la situation économique et Zakhar, devenu père de famille, est policier le jour et garde du corps la nuit, ou encore videur de boîte de nuit.
Longtemps opposant résolu à Poutine
Il entre dans un journal local en 2000 et en devient bientôt le rédacteur en chef ; il collabore au journal des nationaux-bolchéviques, Limonka; publie ses récits dans des dizaines de journaux et de revues. Pathologies, son roman sur la guerre de Tchétchénie sort en 2004 et fait de lui, d’emblée, l’un des maîtres de la prose de guerre. San’kia, véritable brûlot révolutionnaire, paraît en 2006, suivi du Péché en 2007. Il enchaîne romans, nouvelles, récits et essais. Il n’en néglige pas pour autant la politique et donne chaque jour des papiers politiques à la presse d’opposition. Et ce n’est pas le point de vue de Sirius.
Jusqu’en 2014, il est un adversaire résolu du Kremlin. Il se définit lui-même comme « de gauche, jeune et méchant », titre de l’une de ses nouvelles. A la question du président Poutine : « Y aurait-il chez nous quelqu’un qui veuille réitérer 1917 ? », posée pour de vrai à une assemblée de 500 écrivains, la réponse de Prilepine est sans ambages. « Monsieur le Président, c’est vous qui ne voulez pas voir revenir l’année 1917, parlez pour vous. Ici il y a des gens qui le souhaitent et 1917 peut revenir ». Peut-on être plus clair ? S’il n’est pas seul à ne pas aimer le pouvoir (« c’est sympa, admis par tous et bien vu », dit-il lui-même avec ironie), sa carte de visite « russe et de gauche » est jugée du plus mauvais goût par la bourgeoisie qui a « la cervelle légèrement luxée » et se prosterne devant l’Occident.
En 2014 éclatent les événements de « Maïdan ». Comme beaucoup à gauche, il y voit un coup d’Etat téléguidé et financé depuis « l’autre côté de l’Océan ». C’est désormais en Ukraine que se joue l’avenir de la Russie et celui de la révolution qu’il attend. Il y a pour lui un avant et un après la sécession du Donbass et le retour de la Crimée dans le giron de la Russie. L’armistice qu’il signe avec le Kremlin ne vaut que comme adhésion conditionnelle à sa politique extérieure. A tort ou à raison, il croit la Russie capable de mettre le monde sur d’autres rails. Elle a été capable d’une révolution qui, partout, a donné aux peuples opprimés le signal de leur libération, pourquoi n’ouvrirait-elle pas les portes d’un autre avenir ? L’urgence est donc de la libérer du capitalisme dévergondé qui la ruine au-dedans et d’empêcher l’Occident de l’attaquer du dehors. A cet égard, ultime tentative d’étrangler la Russie en postant les forces de l’OTAN à sa porte, la guerre en Ukraine est devenue un front révolutionnaire.
Engagé volontaire au Donbass
Donc, le 13 février dernier, lorsque la nouvelle est tombée annonçant que Zakhar Prilepine s’engageait dans la guerre au Donbass, ce ne fut pas vraiment une surprise. Il y avait eu les convois humanitaires qu’il subventionnait et escortait lui-même. Puis son rôle de conseiller auprès d’Alexandre Zakhartchenko, président de la République populaire de Donetsk. Son Journal d’Ukraine, paru en 2015, racontait le cauchemar de la guerre civile, avec ses loufoqueries. Le Donbass ne le quittait pas. Il inventait sans cesse de nouveaux moyens pour collecter des fonds : n’a-t-il pas créé chez lui, à Nijni-Novgorod, un atelier de fabrication de teeshirts ? Elu écrivain de l’année en 2016, il s’est ainsi fait vendeur de vêtements en ligne, en même temps qu’organisateur d’événements et correspondant de guerre. Le 10 février dernier, il organisait un téléthon en faveur des enfants du Donbass, le 5 avril un concert de rock, tous deux avec le même mot d’ordre : « Assez tuer ! ». Notez bien que l’ennemi, le fauteur de guerre, n’est nullement pour lui le peuple ukrainien, mais « l’orangisme de Kiev » dont l’objectif est d’arracher l’Ukraine au monde russe et de fourrer les fusées de l’OTAN sous le nez de la Russie.
La décision ne datait pas d’hier et Zakhar n’était pas homme à reculer devant les risques – et Dieu sait qu’ils sont énormes comme en témoigne le blog de l’Atlantic Council. Il a laissé à Nijni Novgorod Macha et leurs quatre enfants. Seule une sensibilité généreuse peut nourrir pareille détermination. C’est tout Zakhar.
Un des enragés de la littérature russe
Je lui ai parlé pour la première fois en mars 2013 dans le lieu le plus convenu du monde : au Salon du livre, où il présentait ses livres en français. Je venais lui demander l’autorisation de publier sa Lettre au camarade Staline, le fameux pamphlet publié le 30 juillet 2012 sur le journal en ligne Svobodnaïa Pressa, qu’il venait de lancer avec son ami Sergueï Chargounov, autre figure de proue de la littérature et de la politique russes[1. Livre sans photographies paru en 2015, Editions de la Différence. Chargounov est aujourd’hui député apparenté communiste.]. La Lettre avait soulevé une tempête d’indignation dans les médias ultralibéraux. C’est qu’il avait eu l’outrecuidance de l’écrire en leur nom et, coup de poing final, il concluait : « Malgré tous nos efforts, nous ne parvenons pas à disperser ton héritage et ton nom aux quatre vents, à substituer à la mémoire lumineuse de tes superbes réalisations celle, sombre, de tes crimes, oui, de tels crimes réels et monstrueux. Nous te sommes tous redevables. Sois maudit. »
L’électrochoc provoqué par la Lettre était tel qu’elle devait à mes yeux figurer dans l’ouvrage que je préparais sur les jeunes écrivains russes en rébellion contre le régime mis en place en 1991, après le dépeçage de l’Union soviétique orchestré par l’Occident. Grâce à son aide, la Lettre à Staline surplombe le portrait de mes Enragés de la jeune littérature russe (La Différence, 2014) .
Un contraste m’a longtemps intriguée. Sa spontanéité et sa cordialité naturelles tranchaient avec la froideur qu’il montrait dans les tables rondes auxquelles j’avais assisté. A partir du tollé soulevé par la Lettre, j’en comprenais mieux la raison. A Paris, il se retrouvait chaque fois en compagnie d’écrivains russes qui, au pays, le combattaient sans merci, et pour lesquels il n’était qu’un salaud doublé d’un imposteur, faisant moisson de prix littéraires. En 2012, à la surprise générale, son roman Le péché, déjà couronné du prix « bestseller national » en 2008, décrochait le super bestseller national pour la décennie, damant le pion au maître du roman, Viktor Pelevine, lequel s’en souviendra en 2017, accusant le commandant Prilepine de rechercher les bienfaits du Kremlin : « Quand tes livres sont de la merde, il faut bien que tu gagnes de l’argent avec le terrorisme ». Misérable dépit : en 2015, le grand roman de Prilepine, Le refuge, qui devrait bientôt sortir en français, était le livre le plus demandé dans les bibliothèques de toute la Russie et le n°1 des ventes en librairie.
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