«La chute de l’URSS a été un désastre»


«La chute de l’URSS a été un désastre»

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À 38 ans, le poète, nouvelliste et romancier Zakhar Prilepine incarne l’avenir de la littérature russe. Il est notamment l’auteur du chef-d’œuvre San’kia (Actes Sud, 2006), inspiré de son engagement au sein du Parti national-bolchévique d’Édouard Limonov. Dernier livre traduit en français : Le Singe noir (Actes Sud, 2012).

Daoud Boughezala. Que pensez-vous de l’actuelle politique russe en Ukraine ?

Zakhar Prilepine. Je l’approuve globalement. Si l’Ukraine décidait d’installer sur son territoire le système américain de défense antimissile − qui n’a de défensif que le nom −, la Russie devrait se montrer très ferme. Je ne souhaite pas d’effusion de sang, mais il serait alors de notre devoir d’influencer au maximum la décision des Ukrainiens pour préserver nos intérêts vitaux.  Si la Russie décidait d’installer des bases militaires au Mexique, que feraient les États-Unis ? Je n’ose même pas imaginer les conséquences d’un tel acte !

Reste que l’Ukraine est un État souverain, aux frontières internationalement reconnues. Comprenez-vous l’opposition occidentale aux ingérences de la Russie chez son voisin ?

Je m’étonne que l’Occident, après avoir furieusement défendu le droit de la Tchétchénie à l’autodétermination, veuille aujourd’hui défendre tout aussi vigoureusement l’intégrité territoriale de l’Ukraine contre la volonté de tout une partie de sa population. N’oubliez pas que plus d’un tiers du territoire de l’Ukraine est peuplé de Russes. Du jour au lendemain, ces gens-là se sont retrouvés citoyens d’un pays étranger, délimité de façon absurde et hasardeuse. Ils ne se sont toujours pas habitués à leur nouvelle nationalité et gardent un lien indéfectible avec leur mère patrie russe.

On croirait entendre Vladimir Poutine, dont vous êtes pourtant l’un des opposants les plus médiatiques…

Ne comptez pas sur moi pour appliquer le proverbe russe : « Pour emmerder Maman, je me laisserai geler les oreilles ! »[access capability= »lire_inedits »] : si je m’oppose farouchement à la politique intérieure de Poutine, je ne suis pas pour autant son adversaire systématique. N’importe quel chef d’État russe, qu’il soit tsar, secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique ou président de la Fédération de Russie, s’opposerait aux positions occidentales sur l’Ukraine. Ce qui dicte l’ordre du jour de la politique étrangère russe, ce n’est donc pas l’idéologie de ses dirigeants mais la présence d’un certain nombre d’intérêts stratégiques actuellement menacés en Ukraine.

Le spectre de la guerre effraierait-il moins les Russes que les Français ? Vous vous êtes engagé à deux reprises en Tchétchénie et j’ai l’impression qu’elle fait partie de votre quotidien…

J’ai plusieurs dizaines d’amis qui ont fait la guerre en Afghanistan, en Tchétchénie, en Géorgie ou en Transnistrie. Ce n’est pas une expérience rare pour un Russe : il y a toujours quelque chose qui fume et cela tire toujours ici ou là sur le territoire de l’ex-URSS. C’est l’une des conséquences de la destruction de l’« empire du mal ». Il est beau, le résultat !

À vous lire, l’écroulement du communisme et de l’Union soviétique a été une catastrophe. Ne sacrifiez-vous pas la liberté sur l’autel de la puissance ? 

Comme le peuple soviétique, je ne distingue pas la liberté de la puissance. Et d’abord, de quelle liberté parle-t-on ? La vraie liberté s’accomplit dans les réalisations de l’esprit. À quelques mots d’argot près, j’aurais très bien pu écrire mes livres à l’époque soviétique, comme l’ont fait mes romanciers préférés Vassili Choukchine, Valentin Raspoutine, Mikhaïl Cholokhov ou Léonid Leonov. Certes, la liberté de mouvement était plus limitée qu’aujourd’hui, mais la liberté ne consiste pas à posséder un visa Schengen de six mois ou à pouvoir écrire ce que l’on veut dans la presse à scandales. Oui, la chute de l’URSS a été un désastre pour mon pays.

Nous autres Européens pensions naïvement qu’après la fin de l’URSS, la Russie allait sortir de l’Histoire pour devenir un pays occidental comme les autres…

Beaucoup d’Occidentaux croient en effet que moins la Russie sera présente en Eurasie, plus cela favorisera la paix. Or les choses ne sont pas si simples. La Russie reste l’otage des espaces eurasiatiques. Quand bien même Moscou tenterait de se tenir à l’écart de la géopolitique, le réel nous rattraperait. Il est dans la logique même des événements que de nous entraîner dans de nouveaux conflits. Je l’accepte comme une réalité.

Vous semblez vous accommoder du tragique de l’Histoire ! Y a-t-il quelque chose de spécifiquement orthodoxe dans la résignation russe à la fatalité du Mal ?

Si l’orthodoxie enseignait la résignation aux Russes, comment aurions-nous pu gagner les guerres les plus terribles de l’Histoire et accomplir quatre révolutions au XXe siècle ? [en février puis octobre 1917, en 1991 (écroulement de l’URSS) puis en 1993 (contre le Parlement majoritairement communiste hostile au président Eltsine)]. À chaque demi-siècle de son histoire, mon pays a connu une grande guerre paysanne durant laquelle les « humbles fatalistes russes » disputaient à leur propre souverain des territoires de la taille d’un pays européen. Je ne suis pas sûr que les gens résignés soient capables d’une telle résistance.

Plutôt que de résignation, peut-être faudrait-il parler d’une « résilience » russe, qui rend les révoltés plus durs au mal. Le pays de Pougatchev et de Bakounine est aussi celui du Goulag et de la Maison des morts !

Il y a un certain fatalisme chez l’homme russe. Ce trait n’est pas tant lié à l’orthodoxie qu’à la géographie : dans un grand pays plein de neige, où le roi est loin, la vie difficile et dangereuse, comment éviter le fatalisme ? Les quelque deux cents militants de mon parti [national-bolchévique, créé par l’écrivain Édouard Limonov] passés par la case prison ont ainsi tendance à accepter la rudesse russe comme un fait.

À ce propos, pourquoi vos camarades nationaux-bolchéviques s’opposent-ils à Vladimir Poutine ? Il a damé le pion aux oligarques et reconstitué un pouvoir exécutif fort. N’est-ce pas le programme de redressement national dont Limonov rêvait il y a vingt ans ?

Vous plaisantez ? Poutine a si bien dompté les oligarques que 73 % de la richesse nationale russe appartient à 1% de la population ! Poutine aime jouer les durs à cuire. Il a expulsé Berezovski et incarcéré Khodorkovski, mais ces querelles domestiques occultent les liens du Kremlin avec tous les autres oligarques. Notre économie ultralibérale fonctionne selon les principes du darwinisme social : la Russie est l’un des pays du monde qui compte le plus de milliardaires en dollars, alors qu’une part importante de la population reste extrêmement pauvre. Et notre balance démographique ne cesse d’être négative : le peuple russe est en train de mourir…

Malgré ce tableau apocalyptique, gardez-vous foi en l’avenir de votre pays ?

Oui. La Russie a besoin d’un virage économique à gauche, même Khodorkovski l’a admis lorsqu’il croupissait en prison ! S’il suit la logique des événements, Poutine peut encore renverser la vapeur.[/access]

*Photo : EAST NEWS/SIPA. 00208124_000003.

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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