Souvenirs mélancoliques d’un vieux jeune engagé


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En 1980, quand j’étais en première, à Rouen, mon seul copain était de l’Action française. Moi, j’étais déjà communiste. Nous passions notre temps en discussions infinies sur les mérites comparés du nationalisme intégral et du matérialisme dialectique. Soyons honnêtes, nous aimions aussi traîner chez les bouquinistes et regarder passer les filles. La raison de cette étrange amitié, qui dure encore aujourd’hui, même s’il est désormais beaucoup moins maurrassien et moi beaucoup moins léniniste, c’était que nous n’avions pas d’autres interlocuteurs de notre âge, dans cette classe de première. Je rappelle la date : 1980. La crise était déjà là, les derniers gauchistes de Mai 68 se reconvertissaient dans la pub et, de Furet aux nouveaux philosophes, on nous bassinait déjà, dix ans avant la chute du mur de Berlin, avec la fin de l’Histoire, la disparition des Grands Récits, le postmodernisme triomphant. On rappellera, par exemple, que La Condition postmoderne de Lyotard datait de l’année précédente.

Le résultat était que, mon copain et moi, nous évoluions dans un environnement de jeunes gens qui ne pensaient, littéralement, plus rien ; pour qui l’engagement semblait une vieille lune qui traînait, poussiéreuse, dans les Lagarde et Michard, du côté de Sartre et de Camus. Ils étaient déjà tétanisés par la peur du chômage et drogués par le consumérisme. C’était l’époque, aussi, où Le Nouvel Obs annonçait en une l’avènement de « la bof génération ». En fait, dans une époque qui se serait encore vécue comme historique, mon copain et moi, nous aurions plutôt échangé des horions en distribuant des tracts avec nos clans respectifs. Nous nous retrouvions ensemble non pas parce qu’on pensait la même chose, mais tout simplement parce qu’on pensait encore quelque chose.[access capability= »lire_inedits »]

Ensuite, j’ai cessé d’être élève pour devenir prof – mon ami aussi. Et les choses n’ont fait qu’empirer. Les jeunes qui s’engagent ne sont plus qu’une poignée. La société, qui leur offre la précarité comme horizon indépassable et les habitue à vivre moins bien, sur tous les plans ou presque, que la génération précédente, les requiert pour des urgences plus immédiates. On pourrait penser, précisément, que cela fournit encore plus de raisons de se révolter. Mais entre le désespoir et la révolte, il y a plus qu’un pas. Et puis, soyons honnêtes, il y a la fatigue des partis (même le mien), le fonctionnement bureaucratique des syndicats et des associations, qui ne sont plus le lieu de l’expression d’un idéal militant mais un moyen de « faire carrière » comme permanent ou comme élu. Résultat, l’engagement a cessé depuis longtemps d’être un phénomène de masse.

Du coup, alors que nous entrons dans la cinquantaine, mon vieux copain royco et moi gardons une certaine sympathie pour ceux qui bougent encore, parfois de manière brutale. Pour ma part, depuis la fin des années 1990, j’ai été heureux de voir des jeunes, y compris les très redoutés Black Blocs, manifester contre les G8 ou s’installer sur les ZAD. Et certains l’ont payé de leur vie comme Carlo Giuliani, tué à Gênes en 2001, et, il y a quelques semaines, Rémi Fraisse, mort sur le barrage de Sivens. Cela ne m’empêche pas de trouver une certaine grandeur dans l’engagement des jeunes de La Manif pour tous, devenus des « veilleurs » impressionnants de constance. Les uns et les autres incarnent l’idée qu’on ne peut pas accepter un monde jugé, pour des raisons différentes, encore qu’il faudrait y regarder de plus près, proprement inacceptable.

Et puis les djihadistes made in France sont apparus. Dans un premier temps, mon copain et moi, on a refusé de condamner en bloc et de hurler à la cinquième colonne islamiste dans nos banlieues. On se disait à mots couverts que si on avait été à leur place, dans un quartier de relégation, avec une école et des parents démissionnaires, on aurait peut-être pensé qu’aller se battre là-bas donnerait un sens à la vie et que, finalement, mieux valait une fin effroyable qu’un effroi sans fin.

Sauf que. Sauf que le zadiste ou le veilleur, l’antifa ou le jeune identitaire ont, eux, un corpus idéologique qui ne se limite pas à quelques vidéos gore sur Internet.

Sauf que les choses ont changé très vite. Sauf que le djihadiste français ne correspond pas forcément, comme nous le confirment les premières études, au portrait-robot que l’on en avait tracé – pour aller vite, un môme des quartiers radicalisé par la mosquée du coin –, mais qu’il pouvait être un Blanc des classes moyennes, relativement éduqué, issu du bocage normand ou d’une famille catholique portugaise. Sauf que, converti ou musulman de souche, il n’embrasse pas la cause malgré la violence, mais pour elle.

Du coup, toute forme de sympathie, ou au moins d’indulgence, devient définitivement impossible. Affronter la police et risquer la prison pour empêcher la construction d’un barrage ou s’opposer à une mutation anthropologique dans la filiation, cela n’a rien à voir avec décapiter des êtres humains sur You Tube. Dans un cas, la violence, quand elle existe, est accidentelle, dans l’autre, elle est consubstantielle. C’est sans doute parce qu’en l’occurrence il ne s’agit plus d’engagement, mais d’endoctrinement. Il ne s’agit plus d’une démarche volontaire, active, raisonnée, mais de ce qu’il faut bien appeler une dérive sectaire. On ne veut plus, chez le djihadiste, comme du côté de Notre-Dame-des-Landes, inventer autre chose en marge de ce monde-là que l’on estime sur le point de s’effondrer. On veut le terroriser, le détruire, le faire retourner à la barbarie.

Les zadistes et autres tarnacois, que les médias et la police qualifient volontiers d’enragés – terme auquel sa naissance soixante-huitarde donne il est vrai un parfum laudatif – rêvent de communautés alternatives inventant sur fond de décroissance une autre façon de vivre ensemble et redonnant son sens au vieux et beau mot d’émancipation. On peut certes s’indigner que, ponctuellement, pendant une manif qui dégénère, ils mettent en coupe réglée une ville en brisant les vitrines avec une prédilection pour celles des banques. Reste que leur but ultime, pour paraphraser un titre de Duras, est de vivre des journées entières dans les arbres. On peut y croire, on peut en sourire, on peut même les admirer de chercher une voie nouvelle. Dans un des livres qui les inspirent, À nos amis, une suite de L’Insurrection qui vient, ne lit-on pas qu’il faut en finir « avec ce qu’il reste de gauche en nous », c’est-à-dire avec cette fausse alternative prévue par le système lui-même ?

Le jeune djihadiste, lui, passerait ces utopistes, veilleurs ou « anarcho-autonomes » au fil de l’épée. Pour une raison simple et terrifiante : son désir ultime n’est pas de vivre mieux, c’est de nous faire mourir, tous, et lui avec. Son islamisme n’étant rien d’autre, au bout du compte, qu’une variante d’un vieux, très vieux nihilisme, que Nietzsche définissait ainsi : « Le nihilisme n’est pas seulement la croyance que tout mérite de disparaître : on met la main à l’œuvre et on disparaît soi-même… »[/access]

*Photo : wikicommons.

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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