Dans ce contexte, la création, en 1966, de « Saint Laurent Rive Gauche » est un coup de maître. La marque s’enrichit de l’imaginaire révo-gaucho-sexy de ce « quartier mythique », aussi « authentique » que le Montmartre d’Aznavour, et dont les librairies disparaissent les unes après les autres pour céder la place aux marchands de signes distinctifs haut de gamme. Mai 68 fournira l’onction politique de cette politique de marketing. Pendant qu’à Paris on joue à la révolution (celle d’avant), à Londres on se rue sur les vêtements Saint Laurent, vendus chez Fortnum and Mason, où la robe-fourreau sans manche ne coûte que 35 £ sterling ! L’air du temps pour une bagatelle.
Toujours jeune, toujours rebelle, toujours à l’écoute de « la rue », Yves Saint Laurent sait emballer son époque pour mieux la vendre. Au moment même où l’industrie du tourisme connaît un boom sans précédent, ses modèles s’inspirent du voyage. Heureuse convergence – et combien profitable pour ce qu’on désigne, sans percevoir le caractère oxymorique du terme, comme « l’industrie du luxe ».
Revendiquée comme un principe démocratique (« j’habille toutes les femmes »), la continuité entre la haute couture et le prêt-à-porter permet à l’entreprise Saint Laurent d’occuper tous les segments du marché de la fringue, à l’exception du très bon marché. Le « prêt-à-porter de luxe » ne relève pas tant de la création intellectuelle et sociale que du plat mensonge commercial. Saint Laurent produit à la chaîne, à bas coût (et sans doute en Chine) des produits à forte valeur ajoutée symbolique. Il produit et vend en masse de l’unique, du rare et du distingué : le prestige et l’image viennent d’en haut, l’argent d’en bas, la presse et la pub se chargeant d’opérer la médiation entre les deux. Du business bien compris.
La liberté est une robe achetée place Saint-Sulpice, le féminisme un smoking qui laisse plus que deviner les seins d’une jeune blonde ravissante. Yves Saint Laurent ne pouvait pas choisir une meilleure date pour quitter ce bas monde. Au milieu du festival 68, sa disparition nous permet de contempler la véritable révolution de ce printemps mythique : celle de la Consommation. Quant au reste, comme le dit si bien Aznavour, « ça ne veut plus rien dire du tout ».
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