Un conseil liminaire : ne lisez pas la quatrième de couverture, surtout pas la notice biographique, vous passeriez à côté du plus grand poète ligérien, le « bâtard » de Nevers, l’évadé de la Charité. Ancien élève de l’ENS, à cette seule assertion « honorifique », j’en connais certains qui défaillent. En France, les beaux diplômes dorés sur tranches ont de formidables vertus repoussantes. Ils peuvent encore faire illusion dans les sous-préfectures les plus reculées ou d’obscurs rallyes versaillais mais en littérature, mieux vaut se prémunir de ces maladies-là. Yves Charnet est un ancien élève de l’ENS, on ne peut pas lui reprocher toute sa vie d’avoir réussi un concours. Ce serait injuste. Il faut bien que jeunesse studieuse se passe. Et puis avoir été un premier de la classe, fils d’instit, binoclard solitaire bercé par Bory, Gary, Reggiani, ça laisse des traces, des blessures.
Il y a des mots, des musiques, des images qui vous marquent un homme à l’encre noire. Pas la peine de se débattre, on est toujours cerné par ces fantômes-là. Pas facile non plus de se débarrasser de cette culture-là, elle vous harcèle, vous rappelle à l’ordre, vous mécanise un bonhomme. Mais Charnet est bien plus qu’un bon élève, petit soldat de la méritocratie mitterrandienne, dont la réussite scolaire enivrait sa maman et sa protectrice, Madame G. Il le prouve dans son dernier livre, La tristesse durera toujours, roman de l’équilibre instable, de la mélancolie vérolée et du souvenir empoisonné. Cette mélopée saccadée, ce cri d’enfant unique, cette longue lettre déchirante, ce texte multiforme, finissent par vous rentrer dans la tête.
Les mots de Charnet, leur sécheresse au silex, sont comme le sauvignon, ce Sancerre blanc de l’autre rive qui recèle dans son corps l’âpreté du monde et sa beauté fragile. Résumer l’œuvre de Charnet, sa puissance lapidaire, ses cabrioles sémantiques, son tempo à la Nougaro, son amertume sans filtre, son impudeur démiurgique serait chose trop délicate. Je ne m’y risquerais pas. Dans cette digression nostalgique, Charnet pratique l’art de la diversion. Il y a dans ces pages des parallèles bancales, de magnifiques chancellements, Manureva et Jacques Derrida, Maurice Pialat et Serge Lama, une toile de Van Gogh et un tube de Sardou. Charnet archive la France des années 70-80 dans son album de famille. À pile ou face. Au début, c’est l’histoire d’un type seul en terrasse qui revient à La Charité-sur-Loire et qui n’arrive pas à écrire un livre sur Madame G. À la fin, c’est un homme à l’enfance bousillée qui titube sur un pont au-dessus de la Loire.
Pour nous, Charnet a convoqué ses morts dans la Nièvre, Vincent (Van Gogh) et Gaëtan (Gorce) l’ont accompagné sur ce chemin chaotique. Un livre qui plaît tient à des impressions éparses, le voile d’une époque, les bords de Loire hypnotiques, ces dimanches à la campagne sur cette vieille terre socialiste, ces restaurants aux épaisses nappes blanches et puis le sentiment qu’Yves n’est plus un inconnu. On l’appelle déjà par son prénom. En deux heures de lecture, il nous a ouvert ses armoires avec fracas et fièvre. Un artiste dont la vérité trafiquée ou non (peu importe) transparaît, a droit à notre respect (mot trop galvaudé), alors disons plutôt, à notre reconnaissance.
Peu d’écrivains osent la littérature par peur de s’y perdre ou plus souvent par manque de talent. Charnet a l’audace clairvoyante des désespérés. Il faut lire ses passages sur Rachida, le nivernais chantant a su cristalliser la peau des amants en lui rendant toute sa profondeur. La prochaine fois que le train m’emmènera en gare de Tracy-sur-Loire, je pousserai jusqu’à La Charité voir ce qui se cache derrière les murs de glycines.
La tristesse durera toujours, Yves Charnet (La Table Ronde)
*Photo : La Charité (Nick in exsilio).
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