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Juan B. par Yves C.

Yves Charnet publie "Lettres à Juan Bautista, 20 ans après" (Au diable vauvert, 2024)


Juan B. par Yves C.
Arènes de Nîmes, juin 2014 © Alain ROBERT/Apercu/SIPA

Portrait en arabesque du matador Juan Bautista par Yves Charnet, le fils prodige de Nevers


Quand on aime un auteur, en l’espèce un écrivain de la déchirure et du manque, on ne le blâme pas de trop écrire. Un écrivain est fait pour usiner, pour produire, pour se délester, pour noircir et encrer nos nuits. Vous connaissez mon admiration pour Yves Charnet, écrivain des bordures, des interstices, de la vue en éclaté, du débord syllabique et du journal implorant. Révélé par Denis Tillinac, au temps où les Hussards guerroyaient dans les antichambres de Saint-Germain-des-Prés, au temps où l’idéologie ne guidait par les poètes encartés, au temps où les dissidents s’amusaient de leur propre dissidence. Chez d’autres, le trop-plein m’ennuie, je perçois les insincérités et les roublardises inhérentes aux professions « artistiques » ; chez lui, parce que c’est un styliste, que sa phrase s’arcboute au réel, parce qu’il détourne les mots, s’en pourlèche, les tord à discrétion, que des sons étranges et nouveaux viennent tinter à notre oreille, j’admets toutes les impudeurs et les prouesses langagières. Il est ce gisant bien vivant, flagellant devant l’éternel qui ne reculera devant aucun totem. J’aime profondément son « bazar », il me rappelle les marchands à 1 franc des foires berrichonnes de mon enfance. L’étal dégueulant d’objets inutiles et faramineux, du plastique aux vertus ménagères et érotiques, du gadget clinquant qui aide les déracinés à ne pas avoir peur, le soir venu des fantômes du passé. Le paradis pour les campagnards en déshérence. Chez Charnet, il y a des couleurs à profusion, des douleurs innommables, des génuflexions, des bravades, et ce que je considère comme le substrat de la grande littérature, ce mariage contre-nature entre une culture populaire, qui suinte les bals et les sous-bois, et une culture plus élitiste, celle qui se nourrit de lectures et d’un savoir livresque. Je crois que là, à ce croisement incertain que tant d’écrivains ont peur d’aborder par incapacité, Charnet règne en magicien d’Oz. Il peut vous citer Sardou et Montherlant, Jean Cau et Julio Iglesias, Lorca et Lama dans un même coup de rein salvateur, il vous embarque sur un tube élimé de Johnny, exsangue à force de l’avoir trop écouté dans son transistor, c’est pour mieux vous guider vers un Pirotte, funambule des vendanges tardives. Cette fois-ci, Charnet réédite ses Lettres à Juan Bautista dans une nouvelle version (Vingt ans après) au Diable Vauvert. Le texte a été adapté au théâtre avec succès par le comédien Arnaud Agnel. D’abord et toujours, la forme sédimente le propos chez ce fils en pointillé. Elle est, une fois de plus, fugace, éphémère, donc terriblement bouillonnante car elle ne s’accroche pas à un genre particulier. Ce n’est ni un roman, ni un essai, un portrait peut-être mais incarné, charnellement incarné, ce texte ne ressemble à rien de que nous lisons habituellement. Il n’a pas la facture trafiquée des prosateurs monolithiques qui écrasent la puissance du verbe par des mots lessivés. Il est poétique, grandiloquent, il susurre parfois, à d’autres moments, il crie, il lacère l’horizon, il s’embourbe, se démène comme un beau diable pour extraire quelques formules lapidaires. Ces lettres racontent une adoration, une illumination, quelque chose qui trouble la vue à jamais. « Le 14 avril 1999 j’ai pénétré dans un autre monde » dit-il, faisant cet aveu : « Je ne connaissais rien de la folie corrida ». Comme tous les éclopés célestes, Charnet s’est accroché à une lumière. Il s’est trouvé un frère dans l’arène. Le Neversois de bar-tabac, empêtré dans les imprimés et les tubes « platine », ligérien par hasard, très loin des taureaux et des dramaturgies sablonneuses, très loin d’Arles et de son onde taurine, a découvert « un poète stoïque de ce qu’on ne verra jamais deux fois ». Charnet se garde bien de commettre un essai vaseux et ampoulé sur l’art de toréer, sur le folklore enguirlandé, Charnet nous parle du petit Jalabert, Jean-Baptiste de son prénom – comme Molière – qui s’appellera Juan Bautista et fit une carrière éclatante au début des années 2000. Charnet évoque cette vision sans user de superlatifs, d’alcools forts et de volutes alambiquées. Il écrit son admiration et son affection pour les matadors, « ces anges aux visages graves », sans les habituelles ritournelles de la mise à mort et de sa projection funeste. Il ne psychologise pas, il crée de la littérature, il tente de s’approcher de l’impensable, c’est-à-dire capter les fragments de la beauté du monde. Quel autre écrivain que lui peut balancer cette phrase sèche, sans repentance, ni gloriole : « Ça reste une drôle de façon de rester fidèle au monde d’avant. La corrida ».   

Lettres à Juan Bautista (vingt ans après) de Yves Charnet – Au Diable Vauvert. 400 pages.

Lettres à Juan Bautista: (vingt ans après)

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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