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L’adieu au lyrisme d’hier


L’adieu au lyrisme d’hier
Yves Bonnefoy en mai 2009 (Photo : SIPA.REX40140033_000023)
Yves Bonnefoy en mai 2009 (Photo : SIPA.REX40140033_000023)

C’était à la Maison de l’Amérique Latine, le mardi 16 décembre 2008. Ce soir-là, trois universitaires y donnaient une conférence sur l’œuvre d’Yves Bonnefoy en sa présence. Du thème précis de la conférence, je ne me souviens pas ; ni des paroles qui s’échangèrent, fumées épaisses et noires chargées de concepts vagues, oiseux encens dont on se plaît à recouvrir la tête de nos vieux poètes.

Je ne me souviens que d’Yves Bonnefoy. J’étais venu là pour sentir sa présence de chair et d’os, comme d’autres vont au spectacle pour toucher le bras et la botte d’une clinquante idole de la chanson. Quelques années auparavant, au hasard d’une anthologie de la poésie, je découvrais ces vers, extraits de son premier recueil, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, et qui furent les premiers du poète que j’appris par cœur :

Il s’agissait d’un vent plus fort que nos mémoires,
Stupeur des robes et cris des rocs — et tu passais devant ces flammes
La tête quadrillée les mains fendues et toute
En quête de la mort sur les tambours exultants de tes gestes.

C’était jour de tes seins
Et tu régnais enfin absente de ma tête. 

J’appris ceux-là, et d’autres, beaucoup d’autres.  Parmi lesquels, ces quatre vers issus du même recueil :

Je nommerai désert ce château que tu fus,
Nuit cette voix, absence ton visage,
Et quand tu tomberas dans la terre stérile
Je nommerai néant l’éclair qui t’a porté. 

La voix d’Yves Bonnefoy venait de planter sa tente en moi. Dans la rue, dans le bus, à l’hôtel, au restaurant, dans le cabinet des médecins, à l’hôpital, souvent, en moi, montait et résonnait, rouge nuit, sa voix comme le battement intime d’une messe sans dieux. Bref, j’en étais fou. Et c’est plein de cette folie que je me retrouvais, à la fin de la conférence, un exemplaire de ses premiers recueils réunis en un volume à la main, à deux pas d’Yves Bonnefoy assis derrière sa table.

Roi du silence

Je n’ai pas osé lui parler. Après tout, je n’étais qu’un barbare qui connaissait certains de ses vers par cœur. Je me contentai donc de le regarder. Au milieu du monde qui s’agitait, lui restait calme sur sa chaise, bras croisés, fixe et droit comme une pierre levée. Ses yeux, deux disques d’étain bleu, ouverts en grand, semblaient d’une indifférence bouddhique aux hommes qui l’entouraient, mais plongeaient avec intensité en lui-même. Je n’ai jamais vu un homme plus enraciné en lui-même. Ni une telle conviction dans le silence. Tout en lui paraissait offert au règne du silence. En le brisant, j’aurais eu l’impression de corrompre la perfection de l’équilibre intérieur où je le voyais baigner. Pendant la conférence, chaque fois que, répondant à une question, il prononçait une phrase, on aurait cru que c’était la dernière, que jamais plus il ne parlerait.

Ses poèmes sont pleins de ce silence. Leur respiration est lente. Chaque mot y trône en majesté, s’y déploie comme s’il vivait au milieu d’un espace infini. Voyez :

Es-tu vraiment morte ou joues-tu
Encore à simuler la pâleur et le sang,
O toi passionnément au sommeil qui te livres
Comme on ne sait que mourir ?

Es-tu vraiment morte ou joues-tu
Encore en tout miroir
A perdre ton reflet, ta chaleur et ton sang
Dans l’obscurcissement d’un visage immobile ? [1. Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Yves Bonnefoy, 1958.]

On reconnaît ici l’écho des tragédies shakespeariennes. Il ne serait pas faux de dire que la poésie de Bonnefoy est tout entière une poésie de l’écho. Résonnent dans ses vers les voix de Shakespeare, de Keats, de Leopardi, de Yeats, qu’il traduisit ; de Baudelaire et de Rimbaud, auxquels il consacra des essais.

On dit que son art poétique oscille entre tradition et modernité. En fait, il était plus proche de la tradition que de la modernité. Dans Hier régnant désert, il écrit :

Oh, souffre seulement de ma dure parole
Et pour toi je vaincrai le sommeil et la mort,
Pour toi j’appellerai dans l’arbre qui se brise
La flamme qui sera le navire et le port.

Pour toi j’élèverai le feu sans lieu ni heure,
Un vent cherchant le feu, les cimes du bois mort,
L’horizon d’une voix où les étoiles tombent
Et la lune mêlée au désordre des morts.

Il aurait pu écrire ces vers, comme beaucoup d’autres, avant Apollinaire et Cendrars. Et même avant Verlaine et Rimbaud. Avant Baudelaire ? Probablement pas avant Nerval, encore que…

Un lyrisme plein et viril

Dans les vers d’Yves Bonnefoy, frappent le souffle profond, le lyrisme plein et viril. La phrase est ample, cambrée ; le chant, vaste. Yves Bonnefoy était d’un autre temps. Il appartenait à une lignée de poètes que le lyrisme en sourdine de Verlaine et les sarcasmes des modernes ont fait s’éteindre peu à peu. De cette lignée, il fut, peut-être, le dernier descendant en France après la mort de Saint-John Perse.

Il faudrait dire un mot, enfin, de son goût pour la lumière qui lui venait des peintres — Poussin, les Italiens, Goya auxquels il consacra de nombreux livres. Mais le temps me manque et la presse en a déjà beaucoup parlé depuis sa mort. Aussi, je me contenterai, puisque toutes les facettes de la lumière l’intéressaient et que je n’ai cité jusqu’ici que des poèmes d’ombre et de nuit, de citer un poème de plein été :

Parfois je te disais de myrte et nous brûlions
L’arbre de tous tes gestes tout un jour.
C’étaient de grands feux brefs de lumière vestale,
Ainsi je t’inventais parmi tes cheveux clairs.

Tout un grand été nul avait séché nos rêves,
Rouillé nos voix, accru nos corps, défait nos fers.
Parfois le lit tournait comme une barque libre
Qui gagne lentement le plus haut de la mer. [2. Pierre Ecrite, Yves Bonnefoy, 1965.]

Je sais, lecteur, que l’obscurité des vers d’Yves Bonnefoy te chagrinera, peut-être. A Séville, cependant, j’ai vu l’homme visiter l’Alcazar. Bête heureuse que guident la fraîcheur des bassins et le parfum des orangers, il entre et glisse, tranquille, sur le sol blanc parmi le bleu et l’or des arabesques. Jamais il ne s’offusque de ne pas comprendre les motifs et les mots dessinés sur les murs. La beauté, en son mystère, le comble. Sache, lecteur, qu’il faut lire Yves Bonnefoy comme l’homme visite l’Alcazar. Laisse-toi conduire par les couleurs, les formes, les rythmes, la musique. Libère-toi de la recherche effrénée du sens, qui n’est qu’une part, infime, du monde que nous voyons se mouvoir. Laisse le poète, comme le peintre et le musicien, dessiner, chanter, érotiser l’indicible.

Comme je ne suis pas certain de t’avoir convaincu et que je suis bonne âme, je t’offre pour terminer ces vers, tirés de l’avant-dernier recueil d’Yves Bonnefoy, L’Heure présente, et qui sont d’une irréprochable clarté :

Le souvenir est une voix brisée,
On l’entend mal, même si on se penche.
Et pourtant on écoute, et si longtemps
Que parfois la vie passe.



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