Pour l’historien Yuri Slezkine, l’Occident post-totalitaire manque de cause à défendre. Affaiblies par la mondialisation et le droit-de-l’hommisme, nos démocraties nationales traumatisées par la Shoah font pâle figure face au dynamisme chinois.
Causeur. Dans votre essai, Le Siècle juif, vous distinguez deux catégories de peuples : les « apolliniens » et les « mercuriens ». À quoi correspond cette distinction ?
Yuri Slezkine. Les sociétés traditionnelles se divisent entre producteurs de nourriture et fournisseurs de services. J’appelle les premiers apolliniens, car ils sont chasseurs, bergers ou paysans, autant de métiers associés à la figure du dieu Apollon. Quant aux mercuriens, à l’image du dieu du commerce Mercure qui se joue des frontières avec ses sandales ailées, ils ne se nourrissent pas eux-mêmes, mais remplissent des tâches traditionnellement perçues comme trop dangereuses ou impures par les populations apolliniennes qui les environnent. Ils sont soit recrutés en tant qu’étrangers pour accomplir ces missions, soit deviennent étrangers en les accomplissant.
À quelles tâches pensez-vous ?
Tout ce qui est étranger au monde familier : communiquer avec des mots différents – souvent magiques –, s’aventurer vers des terres et des tribus différentes, soigner les corps, fabriquer certains objets, travailler le feu et les métaux, manipuler de l’argent… Dans certaines sociétés, ce travail est assuré par des experts, issus de groupes ethniques particuliers – Juifs, Chinois en Asie du Sud-Est et en Amérique, Indiens installés en Afrique de l’Est, Libanais d’Afrique de l’Ouest et d’Amérique latine, gens du voyage, etc.

associé à l’université d’Oxford et professeur à Berkeley. Dernier ouvrage
traduit en français : La Maison éternelle (La Découverte, 2017).
Tous ces mercuriens perpétuent un lien dans le temps avec leurs ancêtres, alors que les apolliniens s’enracinent davantage dans l’espace. Fussent-ils sédentarisés au même endroit depuis longtemps, les mercuriens restent des exilés, car ils se sentent étrangers à leur environnement. Apolliniens et mercuriens se considèrent respectivement comme fixes et enracinés pour les uns, changeants, temporaires et nomades pour les autres. Ces différences font qu’ils se méfient et se méprisent les uns les autres. La plupart des agriculteurs jugeant par exemple immoral de manipuler de l’argent, cette tâche devient le fait des mercuriens.
… notamment des Juifs, ce qui est à l’origine de tenaces préjugés antisémites. Pourquoi les Juifs de la diaspora incarnent-ils les parfaits mercuriens ?
Si les Juifs sont remarquables, c’est par leur longue expérience des tâches mercuriennes en Europe, le continent qui dominait le monde et a inventé la modernité. Les Juifs maîtrisaient en effet les tâches centrales de la vie moderne, que sont l’interprétation des textes et le financement de l’entrepreneuriat. C’est fondamental dans le monde actuel, aussi bien dans
