Trop peu traduit en français, l’écrivain chinois Yu Dafu (1896-1945) était un « damné chanceux ». Introducteur de Rousseau, il a dévoré plus d’un millier de livres dans des langues aussi diverses que le français, l’anglais, l’allemand et le japonais.
Je dois au réalisateur chinois Lou Yé d’intenses émotions cinématographiques et cela dès Suzhu River, hommage vertigineux à Vertigo d’Alfred Hitchcock dont il s’inspire et qu’il cite abondamment dans ses audacieuses Nuits d’Ivresse Printanière.
C’est à Yu Dafu que les Chinois doivent, eux, la là traduction des Rêveries d’un promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau. Dafu est sans doute le seul intellectuel à avoir dévoré dans sa jeunesse plus d’un millier de livres dans des langues aussi diverses que le français, l’anglais, l’allemand et le japonais. Incidemment, il fut aussi professeur à l’Université de Canton, journaliste et aventurier. On lui a reproché son impudeur. C’est elle qui lui vaut d’être considéré comme un des fondateurs de la littérature chinoise moderne dans ce qu’elle a de plus risqué : le culte et l’anéantissement du Moi. En lecteur avisé des Confessions de Rousseau, il écrira : » Pour me débarrasser de l’hypocrisie criminelle, il faut me mettre à nu. »
Sa vie tumultueuse pourrait faire l’objet d’un film tant elle comporte d’éléments romanesques jusqu’à sa mort à Sumatra, en Indonésie. La légende veut qu’il ait été dénoncé comme espion par un Chinois et exécuté le 17 septembre 1945 par la police militaire japonaise un mois après la reddition du Japon. Son corps ne sera jamais retrouvé.
Dans sa jeunesse, Dafu souscrivait au mot d’ordre des écrivains les plus révolutionnaires, Lu Xun notamment, qui proclamaient : « À bas la boutique Confucius ! « Le vieux moralisme étriqué de la tradition chinoise était comme une camisole de flammes dont ils devaient se libérer pour ne pas mourir asphyxiés.
Dafu quitta la Chine pour le Japon où il traina ses guêtres pendant une dizaine d’années. Il en revint avec un récit en forme de manifeste : Naufrage qui lui vaudra une notoriété immédiate. Naufrage est avec Le journal d’un fou de Lu Xun une de ces œuvres qui marquera en profondeur l’inconscient chinois.
Ce naufrage est celui, prémonitoire, de la Chine face au Japon. Il est raconté par un jeune étudiant chinois frustré sexuellement, trahi par ses compatriotes comme le sera Dafu à la fin de sa vie, et humilié par une société débordante de modernité, alors que son pays est marqué au fer rouge de la honte et de la haine de soi. Cette haine, Dafu l’intériorise et la vomit dans Naufrage .
Proche du Parti communiste pendant une brève période, il s’en écarte par nihilisme : toute cause lui paraît vaine, toute communication vaine et inutile – quand ce n’est pas les deux à la fois. Voluptés masochistes qu’il transcrit littérairement comme Rousseau. Influencé par le christianisme des écoles missionnaires américaines autant que par le romantisme allemand, il ne trouve refuge que dans la seule patrie qui ait jamais compté pour lui : la littérature. La Seconde guerre mondiale l’achèvera au propre comme au figuré : il n’est plus qu’un homme traqué fuyant la Chine pour Singapour, puis pour la Malaisie. Une jeune fille s’est éprise de lui : elle le suivra jusqu’en enfer. Les écrivains sont des damnés chanceux : il y a toujours une sylphide pour veiller sur eux.
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