Allez, courez-y : c’est magnifique. Cela dit, de quoi ça parle ? « I retired », dit Michael Caine, compositeur anglais, encore sollicité par l’émissaire de la Reine pour diriger ces Simple songs qu’avait si bien autrefois interprété son épouse, désormais réfugiée à Venise derrière un Alzheimer définitif. Harvey Keitel, cinéaste sur le retour, n’entend pas encore prendre sa retraite, il prépare son « film-testament » — sauf que la star qu’il a formée cinquante ans avant (Jane Fonda, merveilleusement grimée en Jane Fonda non botoxée) vient lui signifier qu’elle se « retire », elle aussi, du projet — elle va se consacrer à la télé, il n’est qu’un pitoyable vieillard, bref, il n’a plus rien de valable à dire…
« To retire », ou « prendre sa retraite ». En italien, « andare in pensione » — mais « jubilarse » en espagnol, où la retraite est « jubilación », ce qui est quand même plus optimiste que les images militaires de défaite (en français) ou de coïtus interruptus — en anglais.
C’est un film, comme son titre l’indique, sur la jeunesse éternelle : tous les personnages — sans exception je crois, même les plus fugaces — sont filmés et présentés avec un grand amour. Dans l’hôtel suisse où tout se passe, un décor à la Henry James, la moindre masseuse, la première Miss Univers qui passe (voir l’affiche ci-dessus), ont toujours quelque chose qui vous surprend, et vous fait espérer de la vie. Parce qu’enfin, c’est cela, l’intérêt : la vie. La surprise. Rachel Weis, époustouflante, plaquée par le fils de Harvey Keitel pour une chanteuse clone de Madonna sous prétexte qu’elle serait une meilleure affaire au lit (ce qui reste encore à prouver, après tout, Rachel Weis est, au privé, madame Daniel James Craig Bond), rebondira entre les mains d’un alpiniste qui la suspend dans le vide en dépit de son vertige. Caine consentira à retourner briller devant la reine. Keitel préfère en finir — bon, chacun sa façon de rester jeune. Voir la bande-annonce.
Libé, sous la plume de Clémentine Gallo, n’a pas du tout aimé : « Il y a quelque chose de pourri dans ce cinéma de papi, sinistre radotage gériatrique et chant du cygne frappé de sénilité précoce ». On pardonne difficilement à Sorrentino d’avoir décroché un Oscar, il y a deux ans, avec La Grande Bellezza, qui était effectivement un chef d’œuvre (et ça m’a à la fois enthousiasmé, à l’époque, et désespéré, parce qu’il a gagné contre Alabama Monroe, qui était aussi un film remarquable). Et là encore l’humour domine cette arrière-saison. Un sosie (j’ai failli m’y tromper) de Maradona exécute, malgré son ventre énorme, un éblouissant numéro de jonglage cum pedibus avec une balle de tennis. Un couple de vieux qui n’ont apparemment rien à se dire fornique allègrement au pied des sapins, au grand ébahissement de nos deux apprentis-séniles réfugiés derrière un arbre et leurs problèmes de prostate. Et la masseuse (même pas perverse) de Michael Caine mime inlassablement une danse calquée sur un dessin animé.
Ne pas renoncer. Ne pas déposer les armes. Ne pas « prendre sa retraite ». Jubiler, oui.
Pendant le film, deux images sont remontées de ma mythologie personnelle. Ronsard d’abord, qui à 54 ans, sourd, déplumé, probablement édenté, se débrouille pour tomber amoureux d’Hélène de Surgères, et pour écrire :
« Et or’ que je deusse estre affranchi du harnois,
Mon Colonnel m’envoye, à grand coups de carquois,
Rassiéger Ilion pour conquérir Hélène. »
Son « colonel », c’est l’Amour, Ilion, c’est l’autre nom de Troie, et Hélène, c’est toutes les Hélènes, celles pour lesquelles nous nous battrons jusqu’au dernier souffle.
Et second pan de mon bestiaire intime, Ambrose Bierce. Il avait tout connu, la Guerre de Sécession, le journalisme de l’Ouest sauvage, tous les métiers des Rocheuses des années 1880, il était célèbre pour ses écrits fantastiques ou sarcastiques (essayez le Dictionnaire du diable, si vous ne l’avez pas lu), il avait une rente de situation à Los Angeles, dans la presse — quand, à 71 ans, il reprend son Stetson et son colt, selle son cheval et part pour disparaître dans la révolution de Pancho Villa. Disparaît pour de bon : Carlos Fuentes a imaginé, dans le Vieux gringo, ce qu’il aurait pu advenir de lui — superbe film de Luis Puenzo en 1989 avec Gregory Peck et, comme on se retrouve, Jane Fonda, visible ici.
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