Il faut lire Tard, bien tard dans la nuit, ultimes recueils de Yannis Ritsos, un des plus grand poètes de la Grèce contemporaine qui, pourtant, n’en manque pas.
On peut avoir envie d’apprendre le portugais pour lire Fernando Pessoa et le grec moderne pour lire Yannis Ritsos (1909-1990). Tard, bien tard dans la nuit regroupe les poèmes écrits dans dernières années de la vie du poète, en 87-88.
Il y a au moins trois raisons d’aimer Ritsos. Il est grec, il est communiste, il est poète. Ritsos est grec, dans un monde désenchanté, c’est tout de même une belle manière de résister. Rien n’a changé depuis l’Odyssée dans les chemin creux des étés d’Argolide et pourtant le pays a été en 2015 à la pointe de la modernité : un coup d’état bancaire orchestré par la Commission Européenne a fait plié un gouvernement démocratiquement élu et a montré que désormais, on n’avait plus besoin de chars pour faire rentrer dans le rang les pays frères.
Ritsos est communiste dans un pays qui a, au vingtième siècle, connu deux dictatures militaires (une dans les années 30, une entre 67 et 74), l’occupation nazie suivie d’une guerre civile entre Rouges et Royalistes jusqu’en 1949. On va dire, euphémisme, qu’il fallait un certain courage, une certaine constance et s’habituer à passer des morceaux de son existence en prison. Trois fois pour Ritsos : sous la dictature de Métaxas, après la guerre civile et sous le régime des colonels.
Ritsos est poète dans un pays qui a inventé la poésie, un pays pour qui le premier discours porté sur le monde a été la poésie parce ce qu’elle se confondait avec la philosophie. Autant dire que la concurrence est rude et stimulante comme le prouve par ailleurs une récente Anthologie de la poésie grecque contemporaine parue en Poésie/Gallimard. L’air de rien deux poètes grecs du vingtième siècle, Odysseus Elytis et Georges Séféris sont prix Nobel de littérature. C’est à ce genre de détails, entre autres, qu’on se demande, quand on parle de la dette grecque, qui doit quelque chose à qui.
Les poèmes de Ritsos, presque écrits au jour le jour dans Tard, bien tard dans la nuit, suivent les courbes de l’humeur d’un homme qui sait que la fin est proche. C’est parfois crépusculaire, parfois lumineux, parfois rougi par le couchant, parfois peint au bleu du Grand Midi, parfois les deux en même temps car Ritsos est aussi un Grec ancien qui sait comme le disait Héraclite que « le chemin d’en haut et le chemin d’en bas sont un seul et même chemin » :
« O années oubliées de l’enfance,
années d’insouciance, hypnotisées par le plein soleil
entre deux miracles inconnus. Le grand livre était
fermé sur la chaise en paille du jardin. »
C’est d’une nostalgie active, une nostalgie utilisée comme un mode de connaissance de soi et du monde, une nostalgie comme seuls savent la vivre les poètes, communistes de surcroit, qui connaissent la force révolutionnaire du passé, pour reprendre les mots de Pasolini.
« Nous revenons à ce que nous avons quitté,
à ce qui nous a quitté. Dans nos mains
un tas de clés, qui n’ouvrent
ni porte ni tiroir ni valise –
nous les faisons tinter et nous sourions,
n’ayant plus personne à tromper,
surtout pas nous-mêmes. »
Bref, c’est un enchantement, comme enchantent en Grèce les filles qui sortent de l’eau avec un profil qui a trois mille ans et gardent ce geste immémorial, le même depuis Aphrodite et Nausicaa: se tordre les cheveux, la tête légèrement penchée, ces filles qui ne meurent jamais puisque, la preuve, chaque été les voit revenir.
Ritsos n’est pas mort en 1990, d’ailleurs. Il prend un café, quelque part à une terrasse du Pirée, dans un quartier excentré.
Je le sais, je l’ai vu.
Tard, bien tard dans la nuit de Yannis Ritsos (traduction de Gérard Pierrat et Marie-Laure Coulmin Koutsaftis), Le Temps des Cerises.
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