Minotaures, le livre de notre ami Yannis Ezziadi, explore ce monde singulier où on a en partage la passion du toro et de ceux qui l’affrontent. Des élevages aux arènes enfiévrées, se joue une tragédie splendide et angoissante. Cet art qui glorifie le courage et magnifie la mort est un défi à l’époque.
C’était le 16 mai 1975. Jeune reporter à TF1, j’avais accepté la proposition du directeur de l’information : « Allez nous raconter la féria de Nîmes. C’est une grande fête. On y a vu Picasso et Cocteau… il y a toujours du beau monde… »
Uniformes impeccables
Et là, maintenant, je suis planté derrière les arènes, devant la porte de service par où entrent toreros, cuadrillas, chevaux de picadors et tout le personnel des arènes. Jusqu’au balayeur, chacun s’est présenté dans un uniforme impeccable. Je suis à l’affût des moments secrets de ce spectacle que je découvre. La corrida a commencé depuis une demi-heure. Le premier combat est terminé. Les lourdes portes s’entrouvrent pour laisser passer un camion. Sur la benne ouverte gît un énorme animal noir qui baigne dans son sang. C’est le cadavre du premier toro de l’après-midi qui part pour l’équarrissage. Olivier, le cameraman, écarte l’œil de son objectif. Le camion disparaît dans les ruelles. On se regarde muets… Olivier : « Je rentre à Paris… pas capable de filmer ça. » L’ingénieur du son : « Connaissais pas cette boucherie… » Ce fut difficile, je parvins finalement à les convaincre. Il fallait terminer le travail qui nous avait été commandé.
Installation dans la contre-piste aux côtés d’un torero habillé de noir et or. Un confrère m’explique que c’est lui qu’il faut filmer : un jeune français qui va prendre l’alternative, qui va être consacré matador de toros. Son nom : Simon Casas. Il entre en piste, il a peur, il fait peur. Ça se passe mal. Il insiste. Les arènes sont combles. Encouragements, applaudissements et peu à peu sifflets. Le jeune « se joue la peau [1] ». Mais on ne pardonne rien dans un cirque où l’on contemple ses passions.
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Simon Casas a arrêté d’être torero le lendemain. Mais ce jour-là, je suis devenu aficionado et ami du personnage le plus passionné et passionnant rencontré dans ma vie de journaliste, aussi fou que celui avec qui un soir de printemps 1984 j’avais traîné dans les rues de Paris et qui, le lendemain, brûlait son billet de 500 francs sur le plateau de mon émission « 7 sur 7 ».
Submergé, envahi par une passion inconnue de moi, petit Savoyard, homme des montagnes et du silence. Je suis entré dans une religion interdite aux incultes : l’afición. J’ai découvert le jeu de la passion et du courage comme il n’existe nulle part ailleurs, j’ai découvert des rituels immuables, des superstitions effrayantes, des ballets millimétrés face à la mort. J’ai même souhaité transmettre ma découverte aux téléspectateurs de Canal+, à l’époque où cette chaîne savait inventer des spectacles. Ce fut un beau succès et un rituel du dimanche soir en été.
Le plus chanceux des animaux d’élevage est le toro de combat
Alors je suis heureux quand je feuillette aujourd’hui un livre comme celui de Yannis Ezziadi. Heureux qu’un jeune auteur ait découvert que dans notre monde d’abattoirs, le plus chanceux des animaux d’élevage est le toro de combat, que dans notre monde de vêtements troués et de dégaines trash, une cape de paseo en soie rose sur un costume blanc brodé d’or s’ajuste au millimètre près avant d’entrer dans la violence du combat, que dans notre monde de l’assurance tous risques un garçon bien né comme Lalo de Maria, fils d’un riche publicitaire parisien, petit-fils de grands comédiens, décide de danser chaque été devant les cornes d’un toro, que les petits gitans de Triana ont pour idole sportive l’immense matador Rafael de Paula, ou que les premiers toreros français – l’artiste Robert Pilés, le courageux Chinito ou le rageur Richard Milian –ont encore la voix qui tremble lorsqu’ils racontent leurs premières faenas d’il y a trente ans.
La tauromachie de Nîmes à Béziers, Vic, Arles, Dax, Séville, Pampelune, Valence, Bilbao, Madrid, Mexico ou Cartagena est bien vivante. De jeunes toreros rencontrés par l’auteur tâtent du bout de leurs zapatillas le sable doré des arènes chaque nouvelle année. Les férias restent les plus grandes fêtes régionales. On vibre ici dans les arènes de Béziers.
Yannis Ezziadi joue le rôle du découvreur de talents et offre quelques grands témoignages sur cette passion hors d’âge. Bien sûr on retrouve Simon Casas, l’empereur du monde tauromachique, en ses royaumes de Nîmes ou Madrid, mais aussi à l’autre bout du chemin Curro Caro, le Curro Romero arlésien, avec ses fulgurances et ses souvenirs de gitan au cœur immense. Ezziadi présente aussi ce que l’on connaissait peu à mon époque, l’œuvre du meilleur éleveur français de toros espagnols, Robert Margé, au milieu de ses garrigues, ses pâtures et ses centaines de monstres noirs qui s’étripent parfois les soirs d’orage.
Ce livre est écrit comme le cri d’un cœur naïf mais amoureux. Ezziadi n’est pas encore Hemingway ni Jean Cau, mais offre un voyage dans ce monde étrange qu’il montre parfois même par l’œil du toro. C’est un témoignage vivifiant sur la puissance de ce spectacle devenu une culture grâce à ses écrivains. Olé !
Yannis Ezziadi, Minotaures : voyage au cœur de la corrida, Fayard, 2024.
[1] Traduction littérale d’une expression taurine espagnole – il joue sa peau, dirait-on en français.