Après Orléans, Reims et Verdun, Yann Moix achève de raconter son éducation cabossée et coprophage dans Paris. Il clôt ainsi sa tétralogie qu’il nomme « Au pays de l’enfance immobile ».
Le jeune homme, Rastignac ou Rubempré, l’hésitation est permise à ce moment du récit, n’a pas un rond en poche. Il se faufile entre les pots d’échappement d’une capitale hideuse, bien plus hideuse que ne l’avait décrite Baudelaire. Et comme la poésie est morte, l’alchimie n’est plus possible pour transformer la boue en or. Le provincial a le trait mordant : « Paris était une ville de décombres, de détritus roux, d’os gesticulant – de visages intranquilles. » Avec l’arrivée de l’automne, le spleen suinte de partout. Les femmes, souples l’été, se raidissent avec le froid, « s’éparpillant comme des oiseaux maigres. » Avec les femmes, justement, ça se passe mal. Pas de fluide à fusion.
Le provincial ne croit pas en ses chances ; pire il se dévalorise. À ce jeu-là, Moix est imbattable. Reconnaissons que la haine de soi est un moteur aussi puissant que le narcissisme. Ses fringues sont élimées, ses chaussures pliées « telles deux bacchantes de lutteurs » (le style de Moix, toujours), les épaules saupoudrées de pellicules.
Provincial rongé
Comme le dit son faux ami, double inversé du narrateur, le truculent baiseur compulsif Delphin Drach : « On dirait que tu passes tes nuits dans les cimetières. » Ce n’est pas facile de draguer en entraînant sur la tombe des écrivains qu’on adule, Gide et Péguy en tête, de longilignes jeunes filles qui ne pensent qu’au sexe. Et puis, il y a toujours ce manque de confiance en soi qui ronge le provincial. C’est que l’histoire avait mal commencé pour l’enfant Moix. Il tient à rappeler : « Ce que les femmes devinaient sur mon visage, c’était la matière fécale dont mes ‘’parents’’ l’avaient barbouillé. Ma merde s’accrochait à la figure comme une intorchable glu. Mon enfance se voyait sur moi. » Mais ne pas oublier que Georges Bataille a révélé l’envers du décor : la littérature est du côté du mal. Les descriptions de Moix sont souvent morbides. La bidoche grasse y est omniprésente. La putréfaction la guette, les mouches pullulent. Les abattoirs de Vaugirard n’existent plus, sinon Moix en aurait fait son territoire de repli. Il est en quelque sorte Job sur son fumier, entouré de ses trois amis.
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Alors que faire après des études humiliantes et avec un visage qui inquiète ? Dès la première phrase, Moix répond : « Il était temps de devenir écrivain. » Pugnace, le jeune homme va parvenir à faire éditer son premier roman Jubilations vers le ciel. Il en prépare trois exemplaires. Un pour Sollers (Gallimard) ; un pour Bernard-Henri Lévy (Grasset) ; « un pour moi, chez personne. » Après une prière à l’église Saint-Thomas d’Aquin, « les lieux saints sont d’abord faits pour les athées », affirme Moix, Grasset l’édite. Devenir écrivain, dans une époque où la littérature est contrôlée par les fonctionnaires idéologiques, ressemble à une démarche suicidaire de moine-soldat.
Éclater les egos
Le temps des grandes figures, telles Malraux, Morand, Mauriac, est révolu. La civilisation européenne est entrée en agonie et la langue française se meurt dans l’indifférence. Sans oublier que les lecteurs, ceux qui savent lire, se font de plus en plus rares. Moix, malgré tout, a plié sans rompre. Il fait scandale de temps à autre, preuve de la bonne santé de ses écrits. Il dérange car, comme les très bons écrivains, il vampirise ceux qui le côtoient. Ils se retrouvent dans ses romans et ils y apparaissent méconnaissables, ce qui, au fond, les dérange plus que tout. Moix lâche ses phrases comme le boxeur ses coups. Ça éclate les egos. Les féministes vitupèrent, les familles éructent, les salariés de la culture s’étranglent. Le talent de Moix les aplatit. Ils ne peuvent comprendre qu’un bon roman se fait avec la sentine de la vie.
Yann Moix, Paris, Grasset.