Dans La Fabrique des discours propagandistes contemporains, la linguiste Yana Grinshpun décrypte la fabrication, les mécanismes et les effets meurtriers des propagandes d’aujourd’hui.
L’armée allemande, pendant la Seconde guerre mondiale, était précédée de groupes d’intervention (Einsatzgruppen, en V.O.), chargés de liquider les opposants et les Juifs. Ces milices ont bénéficié, dans les pays baltes et en Ukraine, de l’aide enthousiaste des milices locales.
Leurs officiers n’étaient pas des moujiks ignares, mais des intellectuels, parfois de haut niveau. Comment obtenaient-ils de leurs subordonnés qu’ils massacrent des femmes et des enfants ? Ils n’usaient pas de menace, ces intellectuels, ces professeurs, ces linguistes ces philosophes : ils avaient les « compétences rhétoriques et l’ascendant nécessaires[1] » pour les convaincre, en s’appuyant sur l’important travail de propagande qui avait été fait en amont.
Comprendre cette propagande, ses méthodes, ses substrats, ses techniques est donc fondamental pour éviter le retour de la bête immonde.
La propagande doit être analysée si l’on veut la déconstruire
Yana Grinshpun, Maître de Conférences en Sciences du Langage à l’université Paris III, s’est attaquée à cette montagne. Son livre La fabrique des discours propagandistes contemporains, paru chez L’Harmattan, devrait faire partie du cursus obligatoire pour les étudiants en journalisme : Causeur s’est déjà fait l’avocat de certains d’entre eux, minoritaires, qui ont tenté de résister à l’injonction du tout-wokisme[2]. Grinshpun détricote les dogmes en usage dans les sociétés occidentales : néo-féminisme, inclusivisme, écologisme, décolonialisme, antisionisme, masculinisme et autres antiracismes sélectifs.
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Par glissements sémantiques successifs, ces idéologies ont concocté une novlangue où « la transidentité est la norme et l’hétérosexualité une pathologie », où l’on « impose la notion de race au nom de l’antiracisme, la notion de genre au nom d’une prétendue discrimination sexiste », où l’on promeut « l’islam au nom de la liberté de croyance » et où l’on dénonce « le privilège blanc et le racisme systémique, la LGBT-phobie et l’islamophobie, la transphobie et la négrophobie ». Toutes ces maladies de la société occidentale sont liées au même virus… le knockisme. Cet agent pathogène vient du docteur Knock de Jules Romains, pour qui « tout bien portant est un malade qui s’ignore »… Toute société universaliste et antiraciste est affligée de pathologies qu’elle ignore.
Yana Grinshpun a toutes les compétences pour décoder les procédés manipulateurs des militants destructionnistes. Son livre est un décryptage linguistique et psychosocial, qui fait, dans une large mesure, appel au bon sens, cette chose de moins en moins partagée.
Même dans les démocraties
La propagande est plus sophistiquée dans les démocraties que dans les dictatures, évidemment. Pourquoi ? Probablement grâce à l’endoctrinement, qui « est à l’enseignement ce que la propagande est à l’information ». Yana Grinshpun a passé son enfance en Russie soviétique, où l’endoctrinement commençait au jardin d’enfants. La radicalité des exemples qu’elle sort de la Grande Encyclopédie soviétique pourrait prêter à rire, si elle n’avait pas prouvé son efficacité sur une population aussi nombreuse, pendant aussi longtemps.
Comme tous les maux commencent par des mots, la linguiste se rend au chevet de la langue française, menacée d’un inclusivisme qui exclut les exclus : les étrangers, les dyslexiques et, last but not least, la prononciation.
Le français standard, codifié depuis le XVIIe siècle a été accusé de domination masculine, regrette l’auteur, sans qu’ait jamais été posée la question principale : « qu’est-ce que la domination pour la grammaire ? Qu’est-ce que la domination pour un système de signes ? »
Elle s’insurge que l’on puisse imaginer une « corrélation absolue entre le système linguistique et les structures sociales… Le plus petit linguiste débutant sait que ces deux systèmes sont indépendants, ce qui invalide toute forme de knockisme linguistique. »
Les stratégies propagandistes mises à jour
Le petit livre rouge des propagandistes emprunte beaucoup à Lénine : disqualification de celui qui doute, diabolisation de l’ennemi, mais aussi démagogie, mensonge, prosélytisme, occultation, dissimulation, victimisation, complotisme et censure. Pour mettre en œuvre ces stratégies, il faut des outils. La langue de bois, à la fois langue de séduction et d’emprise, existe dans chacune des langues en « isme » : « La langue de bois féministe, la langue de bois antisioniste [et] la langue de bois politique recourent aux phrases complexes avec un grand nombre de propositions subordonnées, complétives et relatives, circonstants et incises. » Ces langues sont riches en « maîtres-mots », qui provoquent des réflexes de reconnaissance. L’écriture inclusive procède aussi de cette fonction de reconnaissance des adeptes qui se reconnaissent comme tel.le.s en elle.
Les « maîtres-mots » évoluent en fonction de la perception que le locuteur désire induire chez son public. Ainsi, « la destruction de l’Ukraine est appelée en Russie « opération spéciale », qu’il est interdit d’appeler « guerre ». Le terme « guerre » étant étiqueté « information mensongère », ceux qui l’utilisent sont passibles de quinze ans de prison… De la même manière, dès qu’un attentat à l’arme blanche est commis en France au nom de l’islam, les médias préfèrent utiliser le terme « déséquilibré ». » Pour l’illustrer, Grinshpun a choisi un titre insensé dans la presse française : « « Allah Akhbar » : les attaques de déséquilibrés criant que « Dieu est grand » se sont multipliées depuis six mois.[3] »
Dans la catégorie « maîtres-mots », les nominés sont « émancipation » et « bienveillance » et le César de l’hypocrisie a été attribué à « victime ». La Palme de la manipulation a été attribuée, pour l’ensemble de son œuvre, au suffixe « phobie » !
De quels moyens linguistiques la propagande est-elle le nom ?
Les procédés morphologiques peuvent transformer un vocable lambda en star : « inclure » a donné « inclusif », puis « inclusivité » et « inclusivisme ». Avec la même dérivation affixale, « invisible » connaît la gloire grâce à « invisibiliser » et « invisilibisation ». « Masculin » accède au statut d’ennemi public n°1 avec « masculiniste » et « masculinisation toxique » !
Le préfixe se révèle une arme de destruction massive du sens : « le préfixe « dé » est très productif, mais on voit apparaître aussi « mé » et le préfixe savant « dys » utilisé initialement dans le domaine médical et repris dans le domaine de l’enseignement pour déléguer les problèmes de la méthode d’enseignement au domaine neurologique. »
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Mention spéciale pour le « vivre-ensemble », euphémisme diffusé par des commissions européennes pour transformer la contrainte de l’omniprésence islamique en opportunité. Pour nous faire rire jaune, Grinshpun rappelle le même vocable utilisé dans son pays natal pour « les appartements communaux à l’époque où personne n’avait le droit d’être propriétaire, à l’exception des membres haut placés du Parti. »
Elle relève aussi les emprunts faits à d’autres langues pour nommer des innovations idéologiques comme les « safe spaces », ces cocons où peuvent se réfugier les étudiants agressés par un mot traumatisant, s’ils n’ont pas été avertis à l’avance par un « trigger warning » de son utilisation dans un texte ou dans un dessin animé. Remercions donc Yana Grinshpun de son précieux travail.
La fabrique des discours propagandistes contemporains de Yana Grinshpun (L’Harmattan), 17 février 2023, 256 pages.
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[1] www.tribunejuive.info/2018/11/13/il-est-temps-douvrir-les-yeux-les-futurs-massacres-se-preparent-dans-les-lieux-de-savoir-par-charles-rojzman/
[2] www.causeur.fr/enseignement-superieur-wokisme-journalisme-255930
[3] France Soir, 14 septembre 2017.