En gros, je n’aime pas trop me réjouir avec la masse[1. Just a story from America est le titre d’une ballade sublime et d’un album qui ne l’est pas moins du fabuleux et trop méconnu Elliott Murphy. Le cd est scandaleusement difficile à trouver, mais cherchez, cherchez et vous serez récompensés.]. Je reste chez moi les soirs de fête de la Musique, de victoire des Bleus au Mondial ou de Chirac à la présidentielle. Je ne suis pas allé voir les Ch’tis, et encore moins La Graine et le mulet. Je préfère être antisocial plutôt que perdre mon sang-froid. Mais pas toujours, j’aime aussi communier. J’aime partager bêtement la joie des quatre pochtrons au comptoir qui commentent à l’infini les titres du Parisien. Parfois, j’aime être du même avis que le monde entier… Ça m’est arrivé deux fois en peu de temps.
Tout d’abord le 5 décembre dernier, quand une poignée d’extra-légaux subtils et couillus, qu’on soupçonne d’être serbes ou monténégrins, ou un peu des deux, ont en quelques minutes modifié le bilan annuel de la bijouterie Harry Winston à hauteur de 85 millions d’euros. Cet artifice comptable a réjoui la France entière, à l’exception, j’imagine, de l’assureur du joaillier, du juge d’instruction surchargé de l’affaire et de Rachida Dati dont le bureau est situé à un jet de pierre (sans doute précieuse) des lieux du crime. Minoritaire par vocation, c’est tout d’abord dans l’indifférence absolue des habitués que j’ai exprimé le souhait qu’une part du butin serve à exfiltrer Karadzic de sa geôle batave, sans demander l’accord préalable du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie.
Tant pis pour Radovan, donc. N’empêche, le temps d’une bière, j’ai été vraiment heureux de vivre dans un pays où tout le monde trinque à la santé de gangsters de la short short list d’Interpol[2. Bon, pas de n’importe quels gangsters : je suis certain que les mêmes piliers de bar iraient réclamer la guillotine pour les tueurs de flics ou les assassins d’enfants. Et même à jeun, ce n’est pas moi qui irai les convaincre du contraire.] ! Légal, illégal ? Tout le monde s’en foutait, on n’était pas dans les considérations sur la loi et le droit. Cet enthousiasme pro-outlaw[3. On a retrouvé le même enthousiasme à l’occasion du procès d’Antonio Ferrara et du rappel de ses invraisemblables évasions.], cette France qui en son for intérieur préfère mille fois Spaggiari à sœur Emmanuelle, tout ça relève plutôt de la justice immanente qui veut qu’à la fin les gentils opprimés font la nique aux vilains oppresseurs. Et je me suis fait quatre nouveaux copains en résumant assez brillamment l’essence de ce braquage : « Quatre-vingt cinq millions d’euros en cinq minutes, c’est même plus du golden parachute. Ces mecs-là, ils ont gagné l’EuroMillions à la sueur de leur front !»
Cette vox populi qu’on a plaisir à partager en frère, je l’ai retrouvée il y a une semaine lorsque Chesley Sullenberger a fait slalomer son Airbus en perdition entre les gratte-ciels de Manhattan, avant d’amerrir comme au cinéma sur l’Hudson River. Putain, la classe ! Déjà à 8 heures du matin, je zappais compulsivement sur toutes les chaînes d’info pour revoir en boucle les mêmes images des 155 miraculés de ce 11 septembre à l’envers, assis hilares sur les ailes de leur hydravion d’un jour. Déjà tout seul chez moi, j’étais partie prenante de l’hystérie planétaire. Et même pas besoin d’aller au bistrot pour en jouir ! La transe était extrasensorielle, alimentée par chaque bribe d’information ; flash après flash, l’extase totale !
On apprend d’abord que le héros du jour a 58 ans, ce qui veut dire que chez nous, on l’aurait bientôt collé ce vioque à la retraite d’office : s’il s’était agi d’un vol Paris-Nice en 2011, on aurait eu droit au crash du siècle et aux fameuses cellules d’aide psychologique qui vont avec. On apprend ensuite que Sully est un vétéran de l’US Air Force. Qu’il y aurait comme un rapport évident entre le sens de l’improvisation et le sang-froid spectaculaires dont il a fait preuve et sa longue expérience du vol en conditions extrêmes. Que son premier réflexe, quand il a vu que le second réacteur prenait feu lui aussi, a été de désactiver immédiatement toutes les aides informatiques au pilotage – ce que proscrivent les manuels – afin de pouvoir, comme l’a joliment dit un de ses confrères, piloter son moyen-courrier «avec ses fesses» !
Bien sûr, au gré de cette séance de zapping frénétique, j’ai forcément eu droit à la pimbêche de service sur LCI qui a tenté de nous gâcher le plaisir en annonçant les images de cet aquaplaning sidérant avec une moue dégoûtée et d’expliquer que c’est un happy end comme en raffolent les Américains (sous entendu, ces grands cons d’Américains). T’as raison, ma chérie : l’info, la vraie, c’est de savoir s’il faut rabaisser la TVA à 17 % plutôt qu’à 17,5. Comme dirait Siné, elle ira loin, cette petite.
Mais il en fallait plus pour me faire redescendre. Sous mes yeux, un rêve, un vrai : le triomphe de l’homme sur le logiciel. La preuve qu’un Airbus n’est pas une PlayStation. Et donc qu’on n’est pas condamnés à vivre et penser comme des lemmings (c’est juré, un jour je vous parlerai de Gilles Chatelet, qui me manque salement). On s’extasie et on frémit aussi, un peu. On imagine que si le commandant Sullenberger avait été confronté au même type de catastrophe sur un simulateur de vol, c’en était fini de son brevet de pilote, que ses petits camarades trentenaires lui auraient ri au nez, que sa compagnie l’aurait licencié pour faute grave… Mais la Providence veillait avec ses petits bras et ça ne s’est pas passé comme ça. Ce qu’ont vu des milliards d’yeux, c’est le retour du Chuck Yeager de L’Etoffe des héros de Tom Wolfe, celui qu’avait cru enterrer le véritable complot des blouses blanches. Ce que j’ai vu, c’est le virtuel envoyé ad patres, avec le règlement et tout le tremblement
Plaisir aussi de voir arriver du Nouveau Monde ce backlash du Monde Ancien. Plaisir redoublé, et un rien hégélomarxiste, de voir fricoter sous mes yeux la négation et sa frangine la négation de la négation. Car l’Amérique, ce n’est pas seulement celle de Big Balls Sully, c’est celle de son double monstrueux, de son pasticheur par anticipation le pétochard Commandant Ted Striker, joué par Robert Hays dans Y’a-t-il un pilote dans l’avion de Zucker Abrahams-Zucker. Même situation de catastrophe absolue, même pilote grisonnant, même miracle final. Une fois tu le vois en faux, une fois en vrai. Deux fois en chef d’œuvre de la ressource humaine, sans pluriel SVP, sous peine de mort. Un pays capable d’accoucher de ces deux jumeaux-là est capable de tout. L’Amérique, quoi qu’on en pense est un grand pays.
J’irai sûrement y prendre ma retraite, au moins à temps partiel, à condition que d’ici là, on aura suspendu le stupide embargo contre Cuba qui y prohibe la consommation de Cohibas (ça je m’en fous un peu) et de Havana Club (c’est beaucoup plus rédhibitoire).
Oui, je crois que je continuerai d’aimer l’Amérique, même quand tout le monde détestera Obama.
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