Dans les dîners en ville, d’après ce qu’on murmure en off, il n’y en a plus que pour les fake news. Visiblement, l’heure est grave. Nos démocraties seraient menacées. On commande vite fait un petit sondage sur les théories du complot. Verdict ? 80 % des français croient au moins à l’une des théories. CQFD ? La population se fait bourrer le mou par des médias alternatifs, des pure-players et autres utilisateurs de réseaux sociaux. On ne peut donc laisser faire ça. Le Web est beaucoup trop dangereux pour être laissé sans contrôle à l’usage de tous. Légiférons. Encadrons. Il est interdit d’interdire d’interdire.
Un cadeau poétique par jour
C’est dans ce contexte de la vérité qu’il est permis aujourd’hui d’orienter le regard vers l’acte qu’accomplit quotidiennement le poète Xavier Bordes en publiant sur son blog un à plusieurs poèmes. Bordes est l’un des plus importants poètes de langue française actuel et il pose ainsi chaque jour sur le Web un acte fondateur : il donne à lire à qui le veut ses poèmes. À l’heure où j’écris ces lignes, m’étant inscrit aux posts de son blog, je reçois dans ma boite aux lettres électronique son dernier poème posté : Le langage des siècles : « Depuis le couronnement de notre ami Bob / dit « l’Âne » par les poètes jaloux de n’être pas people, / serait-ce un combat ridicule et perdu que celui / de lutter aujourd’hui pour tamiser / des siècles de langage afin d’en récolter / la plus fine semence de Beauté ? // Et ces strophes que tu t’obstines à former / selon quelques secrètes scansions imprimées / à la prose par la Tradition / qu’offrent-elles hormis la fluide solidité, / le ferme flux du Temps ? / Ah quelle liberté d’être hors des modes / De n’être ni chanteur ni slameur ni rappeur / Quelle liberté d’être vieux et démodé / Quelle liberté d’être un misérable scribouillard / addict au vers, discrètement stupide / et sans autre talent / que celui de tamiser le langage des siècles… »
Enchanter la Toile
Qui est Xavier Bordes ? Né en 1944, il est l’auteur, chez Gallimard, de trois recueils parus en blanche, dont l’un, Comme un bruit de source, reçut le Prix Max Jacob en 1999. L’auteur aussi de la merveilleuse Pierre Amour, œuvre-monde récemment réédité au format poche dans la collection poésie/Gallimard. Il est également un traducteur important puisqu’il a permis au lecteur français de comprendre et d’accéder au poète grec Odysseus Elytis en son Axion Esti. Avons-nous d’autres exemples d’un poète d’envergure livrant au net ses compositions ?
En soi, sa démarche est acte poétique. Car on peut estimer l’importance d’un poète à l’autorité des lieux de ses publications (et Gallimard se pose là, comme un diplôme, une marque de reconnaissance) ou à la beauté de son inspiration. On peut aussi estimer sa parole à l’aune de ses choix silencieux qui sont d’éminents indicateurs. Pour l’ensemble des lettrés de France, publier sur la Toile est largement dépréciatif. Ce qui est donné à lire ne peut pas être bon.
Or Xavier Bordes donne ainsi son œuvre. La conscience du poète Bordes n’étant pas celle d’un naïf, il est à chercher, dans cet acte transgressif, ce qu’il veut nous dire, au-delà de son inspiration poétique.
Contre le monde de l’avoir
Puisque le nom de Bordes n’est pas populaire comme celui de Bob Dylan, imaginerait-on le prix Nobel de littérature postant gratuitement ses chansons sur le Net, avec téléchargement gratuit pour usage illimité ? Ou, disons, Michel Houellebecq publiant sur un blog chaque jour quelques paragraphes de son nouveau roman en temps réel comme un feuilleton ?
Ils auraient trop à y perdre. Pourtant Bordes, dont l’œuvre n’est pas moins ambitieuse que celle de Dylan, nous dit quelque chose de la poésie et de son rôle par cet acte de blogueur qui en réalité est acte de poète.
Il nous dit que poésie et littérature n’ont strictement rien à voir. Il nous dit que la poésie, sans valeur monétaire, est la conjuration du monde de l’avoir. Il nous dit que la posture ne va pas au poète. Il nous dit l’urgence d’ensemencer le monde par sa forme actuelle, la toile, avec les trésors de l’imaginaire et de la langue portés au plus haut pour le bénéfice de la communauté humaine. Il nous dit que la technologie, bras armé de la modernité, ne peut qu’accueillir son virus/contrepoison en disséminant la parole poétique dans tout le réseau. Parole cachée dans la soie des fils connectiques. Il nous dit, enfin, puisque pour les seigneurs de l’argent le poème ne vaut rien, que le Poème relève de l’Etre.
Nous ne pouvons qu’inviter le lecteur assoiffé de beauté à fréquenter la poésie de Xavier Bordes. Elle est à portée de clic. Nous ne pouvons qu’encourager tout individu épuisé par l’économie de croissance à aiguiser sa résistance à la vérité de l’acte poétique de Xavier Bordes, dont chacun peut-être compagnon. Cet acte là, en tant que celui du Poème même, est acte de salut. Public.
La Pierre Amour, Xavier Bordes, Poésie/Gallimard, 2018.
Comme un bruit de sources, Xavier Bordes, Gallimard, 1998.
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