Ancien ministre de la Santé et du Travail, Xavier Bertrand est député-maire UMP de Saint- Quentin (Aisne).
Causeur. La France doit négocier, sous la houlette de l’Union européenne, le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement destiné à jeter les bases d’une vaste zone de libre-échange. De Washington, François Hollande a récemment appelé à accélérer les discussions puisque « dès lors que les principes sont fixés, que les mandats sont donnés, que les intérêts sont connus, aller vite n’est pas un problème, c’est une solution ». Pensez- vous que les deux rives de l’atlantique s’accordent ne serait-ce que sur la définition du libre-échange ?
Xavier Bertrand. Non, elles ne s’accordent ni sur la définition ni sur la mise en œuvre. Pour les anglo-saxons, le libre-échange est avant tout la suppression de barrières tarifaires. Pour une partie de l’Europe continentale, c’est l’établissement de règles communes, et c’est aujourd’hui loin d’être le cas ! C’est pourquoi j’ai dénoncé la préparation de cet accord.
Pour quelles raisons ?
D’abord, parce que nous ne discutons pas à armes égales avec les américains, qui se sont dotés d’une législation protectionniste avec le « Buy American act » alors que l’Europe attend toujours son « Buy European act ». Et puis, la partie américaine pratique allègrement toutes les formes de dumping : monétaire avec un dollar très dévalué par rapport à l’euro, social en l’absence de salaire minimum fédéral, environnemental en s’étant tenu à l’écart du protocole de Kyoto, et même fiscal, certains états fédérés étant de véritables paradis fiscaux. Comment, sérieusement, envisager une zone de libre-échange transatlantique dans ces conditions ? En outre, pourquoi négocier dans un cadre bilatéral alors qu’existe une institution comme l’Organisation Mondiale du Commerce ?
Peut-être parce que nous avons plusieurs contentieux commerciaux à régler avec les Etats-Unis ?
C’est le moins qu’on puisse dire ![access capability= »lire_inedits »] Mais c’est la partie américaine qui cherche à se soustraire aux règles de l’OMC et aux condamnations récurrentes. L’intérêt des européens n’est pas de régler ces contentieux dans un cadre bilatéral où nous serons en position de faiblesse, alors que dans l’enceinte multilatérale, ce sont les Etats-Unis qui sont le plus souvent condamnés. L’expérience récente est édifiante. Dans le cadre d’un gros contrat de défense, les américains ont préféré Boeing à EADS, qui avait pourtant remporté l’appel d’offres. C’est impensable en Europe. D’une manière générale, les Etats-Unis sont beaucoup moins ouverts au libre-échange qu’ils ne le prétendent. Cela pose la question de la finalité de l’accord transatlantique : le président Obama a déclaré qu’un accord négocié avec l’Europe serait très favorable aux usines et aux ouvriers américains. En France, on s’est contenté de débattre de « l’exception culturelle », au mépris de domaines stratégiques comme l’agriculture ou l’aéronautique.
Vous sous-entendez que le gouvernement français n’a pas pris la mesure de l’enjeu…
Jugez plutôt : alors qu’Obama, Merkel et Cameron se sont personnellement investis dans la pré-négociation en exprimant en amont leurs priorités et leurs « lignes rouges » y compris devant leurs parlements respectifs. En France, c’est la ministre du Commerce extérieur qui est chargée du suivi de la négociation depuis huit mois. Il est inouï que la première prise de parole du Président de la République sur ce dossier essentiel soit intervenue seulement la semaine dernière, et depuis l’étranger.
Mais les membres de la Commission européenne sont d’anciens – ou de futurs – acteurs politiques nationaux !
À ma grande surprise, le jour où ces anciens politiques deviennent commissaires européens, la plupart d’entre eux se transforment en purs technocrates. Or, négocier exige de prendre en compte les opinions publiques et de définir des objectifs politiques, ce dont cette commission en fin de parcours est malheureusement incapable. Et je reste très inquiet sur la façon dont les choses évoluent.
Si la Commission peine à dégager un intérêt général européen, notamment en matière commerciale, n’est-ce pas tout simplement parce qu’il n’existe pas ?
Ce n’est pas tout à fait vrai. Les intérêts français et européens convergent sur la question des normes commerciales et de l’accès de nos entreprises au marché américain. En revanche, ce n’est pas toujours le cas pour l’aéronautique, la Défense et surtout l’énergie et l’agriculture, autant de domaines où les intérêts français sont parfois bien spécifiques comme le montrent les polémiques récentes sur les OGM. Nous devons l’assumer, et parfois privilégier nos intérêts sur ceux de l’Europe, chose que l’Allemagne sait remarquablement faire. Quand il y a des négociations sur la pollution automobile, Mme Merkel pense d’abord à l’industrie allemande. À sa place, je ferais la même chose !
Si les égoïsmes nationaux mènent la danse, comment pouvez-vous croire au « couple franco-allemand » ?
Il ne s’agit pas d’égoïsmes nationaux mais d’emplois européens ! Et de savoir si nous sommes capables de définir une stratégie européenne pour la défense de nos industries, y compris dans le cadre de grandes négociations commerciales comme celle-ci. Quant au dogme du « couple franco- allemand », il doit être repensé. Un accord entre l’Allemagne et la France est parfois utile à l’Europe, mais pas sur tous les dossiers. Dans l’énergie, par exemple, l’Allemagne sort du nucléaire à marche forcée alors qu’une vision commune du dossier serait indispensable pour sécuriser les approvisionnements et éviter que les tarifs de l’électricité explosent. Dans ce domaine, je vois davantage une convergence entre la France, la Grande-Bretagne et la Pologne qu’entre la France et l’Allemagne.
Entre les membres de l’union, le nucléaire n’est pas le seul sujet qui fâche. Il y a aussi l’exploitation des gaz de schiste, proscrite en France mais acceptée en Pologne. Quelle est votre position sur ce sujet si sensible ?
Sans être la pierre philosophale dont certains rêvent, le gaz de schiste pourrait, comme le déclarait le rapport Gallois, dégager un véritable gain de compétitivité pour l’économie française. Il existe des techniques nouvelles qui méritent d’être évaluées. En tout cas, je trouve stupide et regrettable de laisser les verts bloquer la situation malgré leur faible poids politique. Appliquons la loi de 2011 qui met en place une commission chargée de préparer le débat sur le gaz de schiste. Sur ce sujet, l’Europe est beaucoup moins dogmatique que la France.
Dans l’énergie comme dans bien d’autres domaines, les politiques divergentes des différents Etats-nations qui la composent ne révèlent- elles cependant pas la crise, et peut-être la faillite, de l’idée européenne ?
Certainement. Mais ce qui est grave, ce n’est pas d’avoir des divergences, c’est d’être incapables de les surmonter au nom du bien commun. Seule une dynamique de projets peut répondre à cela. Or, quel est l’ordre du jour européen ? On ne sait pas. Adopte-t-on une politique monétaire de soutien à l’emploi ? Dans ce cas, il faudrait changer les statuts de la banque centrale européenne pour y inscrire comme objectifs la croissance et l’emploi.
Que préconisez-vous de faire pour changer la donne européenne ?
Il est impératif de stabiliser les frontières de l’UE. Je refuse tout nouvel élargissement. Disons clairement que la Turquie n’entrera jamais dans l’union européenne ! Dire la vérité est la meilleure façon d’établir des partenariats de confiance avec nos grands voisins, stratégiques pour nous, y compris sur des questions essentielles comme le contrôle migratoire, l’énergie, les alliances militaires ou les luttes contre les trafics. La convergence fiscale et sociale sera notre second grand chantier. Mais, comme le disait le général de Gaulle, la question principale est celle des institutions : il faut remettre la Commission européenne à sa place et lui retirer le monopole d’initiative sur les directives.
L’Allemagne accepterait-elle cette petite révolution ?
Si la France l’exige, qui pourrait s’y opposer ? Comment espérer des avancées sur nos priorités institutionnelles si nous refusons tout dialogue avec nos grands partenaires, de peur d’avoir à affronter leurs demandes ? J’ajoute que l’Europe, ce n’est pas seulement l’Allemagne. On pourrait construire des alliances ponctuelles et thématiques : avec certains pays de l’est sur l’agriculture, le Royaume-Uni autour du nucléaire, etc. Bref, relançons la diplomatie européenne de la France !
De telles alliances à la carte risquent d’éloigner à tout jamais l’Europe politique…
C’est peut-être parce que nous nous sommes éloignés de l’idée de départ que nous avons perdu la confiance des européens. On a mis la char- rue avant les bœufs en créant l’euro avant de faire converger nos poli- tiques économiques, fiscales, sociales. L’euro aurait dû être le couronnement d’un processus de convergences économiques, pas le point de départ. C’est pourquoi j’avais voté non à Maastricht en 1992, suivant ainsi Philippe Séguin. Nous devons revenir à cette idée des projets concrets qui existait avant le tournant de Maastricht. Ne serait-ce qu’au niveau de la fiscalité, on peut déjà commencer par une réduction des disparités en harmonisant les définitions des impôts et en faisant converger progressivement les taux.
Quel intérêt un Etat aurait-il à renoncer à un tel avantage compétitif ?
Invoquer la déesse Europe ne résout rien… ne craignons pas l’épreuve de force lorsque l’essentiel est en cause. Je n’hésiterais pas à poser la question de confiance : un état peut-il rester dans l’union quand il n’applique pas une politique voulue par l’Europe ? Par exemple, si la Roumanie ne prend pas à bras-le-corps le dramatique problème des Roms, il faudra revoir les aides dont elle bénéficie. N’oublions pas que la France garde des atouts majeurs !
Lesquels ?
Nous sommes incontournables. Sur le plan institutionnel, la France est, avec l’Allemagne, la première délégation en droits de vote au conseil des ministres et la deuxième délégation du parlement européen avec 74 députés. Sur le plan budgétaire, nous sommes un contributeur net, ce qui nous donne des droits sur l’utilisation des fonds communautaires. Sur le plan géopolitique, la France occupe l’un des deux sièges européens des membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, statut assorti du droit de veto. Enfin, la France est une industrie puissante et innovante dans les secteurs énergétique et de défense, à l’aube de révolutions majeures qui feront de nos capacités industrielles des ressources indispensables pour nos partenaires. C’est d’autant plus important qu’à long terme, je pense que les américains risquent de se désengager de l’OTAN et donc de l’Europe.
Vous rêvez du retour de la « grande nation »… qui inquiète ou irrite nos partenaires.
Aujourd’hui, nous avons 28 Etats-nations en Europe qui doivent être préservés et traités de façon égale au sein de l’union européenne. Mais en 2014, après six années de crise, c’est moins la vision d’une « grande nation » qu’attendent nos concitoyens et nos partenaires qu’une France unie et mobilisée autour d’un agenda de profondes réformes structurelles, sans précédent depuis 1958. Dans ma famille politique, on me dit parfois qu’il faut appliquer le modèle allemand. Or, ce dont nous avons besoin, c’est d’un nouveau modèle français.
Quelle serait donc la voie typiquement française des réformes ?
Il faut renouer avec une société du travail, sortir du chômage de masse qui s’inscrit de façon insupportable dans la durée. Cela passe par une baisse importante des charges sociales et une modification en profondeur du marché du travail. Le pacte de responsabilité porté par François Hollande est totalement insuffisant. Le gouvernement devrait s’attaquer à nos dépenses publiques trop élevées pour les ramener vers la moyenne européenne.
N’est-ce pas dans les gènes de la France d’avoir un niveau de dépenses publiques plus élevé que ses partenaires ?
Non, le niveau trop élevé de dépenses publiques est la dérive naturelle de tous les états qui refusent les réformes. Il n’y a pas de fatalité « génétique » qui nous condamnerait à suivre un modèle économique et social défaillant. On doit y remédier. L’état serait bien inspiré de redéfinir ses missions régaliennes pour mieux les remplir. Aujourd’hui, à force de vouloir tout faire, on est en train de tout mal faire… il y a une autre voie.[/access]
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