Que nous autres, humains, soyons des animaux de temps – que nos corps mystérieusement voués à être émus ne soient rien d’autre que d’irrésistibles et très naturelles machines à voyager dans le temps – voilà, ma foi, un miracle tout ce qu’il y a de plus réel. Midnight in Paris, de Woody Allen, est donc assurément un conte de fées d’un vigoureux réalisme. Un vrai conte de fées, un robuste et ordinaire soulier magique conçu sur mesure pour le pied géant du cher bon vieux Chesterton.
Dans La Morale des elfes, notre bon maître nous rappelait en effet que le seul réalisme digne de ce nom est celui qui se tient à hauteur de la féérie du réel. Gil, le héros de Midnight in Paris, est un jeune américain nostalgique et francophile en voyage à Paris – le frère jumeau du David du Voyage en France, de Benoît Duteurtre. Ce personnage très attachant, égaré et bien vivant, est interprété avec
talent par Owen Wilson. Les portes du temps s’ouvrent pour lui invariablement lorsque, assis sur de vieilles pierres, il entend sonner les douze coups de minuit.
Le son lointain et charnel de la cloche de minuit, et lui seul, fait paraître l’antique cabriolet qui le conduit à toute bringue et à toutes joies au lieu même de son désir, au lieu même où naît son être présent comme une fontaine jaillissante : le Paris artistique et cosmopolite des années 1920, celui d’Hemingway et de Fitzgerald, celui de Gertrude Stein et des surréalistes, cet espace-temps englouti, d’une ahurissante vitalité, où la liberté n’était pas un vain mot et un claquement qu’on fait avec la langue. A woodyble feast ![access capability= »lire_inedits »]
Gil, heureux athlète de la nostalgie
Ses aventures féériques ne divergent qu’en un seul point de la vie ordinaire : nous ignorons l’heure où s’ouvriront dans notre chair les portes du temps, ouvrant en nous une ardente présence ; la cloche de minuit peut sonner à toute heure. Mais comme Gil, nous le savons : c’est d’un seul et même acte, en deçà de tout agir, que se donnent soudain en nous la présence du passé et la présence du présent.
Je ne partage pas les réserves d’Isabelle Marchandier. Woody Allen me semble jouer avec les clichés sur Paris avec un art et un humour très avisés. Il découvre même la part de vrai logée dans le creux des clichés. Midnight in Paris me semble être, aux côtés de Zelig notamment, l’une de ses comédies les plus drôles et délectables, c’est-à-dire les plus profondes. Je n’oublierai jamais le regard de Gil lors de son tout premier voyage, lorsqu’après l’ébahissement et la stupeur, il comprend en quel lieu il est arrivé et consent enfin à s’y abandonner de tout son être. Ce regard exténué par le plaisir, par la joie pure.
Pourtant, le tour de force du film réside peut-être dans sa dernière partie, lorsque s’approfondit encore une virtuose et très singulière comédie de la nostalgie et que Woody Allen explore le jeu des rivalités entre les nostalgies. Mais ce que Gil éprouve au plus profond de son être n’est peut-être pas la nostalgie, la « douleur du retour » : c’est la « joie du retour », une joie sans nom. Pour le dire à la manière de Sloterdijk : Gil est un acrobate du temps, un vigoureux et heureux athlète de la « nostalgie ». La seule réponse possible et « honnête » à l’excellence du passé, c’est l’urgente excellence du présent. Non, Paris n’a pas encore été une fête.[/access]
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