Accueil Édition Abonné « Pour qu’il y ait du désir, il faut que chacun accepte d’être un objet sexuel »

« Pour qu’il y ait du désir, il faut que chacun accepte d’être un objet sexuel »

Entretien avec le psychanalyste, Jean-Pierre Winter


« Pour qu’il y ait du désir, il faut que chacun accepte d’être un objet sexuel »
Jean-Pierre Winter, psychanalyste ©HANNAH ASSOULINE

Pour le psychanalyste Jean-Pierre Winter, la revendication égalitariste portée par #metoo mine les bases même du désir. En revendiquant le découplage de la sexualité et de la procréation, le néoféminisme indifférenciateur prépare une société sans père ni mère mais bourrée de névroses.


Causeur. Les sociétés occidentales semblent s’orienter vers toujours plus d’égalité, notamment entre les hommes et les femmes. Mais à en juger par la « révolution #metoo » après un siècle de lutte féministe, les femmes sont toujours victimes de la prédation masculine…

Jean-Pierre Winter. Paradoxalement, plus la société s’oriente vers une forme légitime de tendance à l’égalité, plus les inégalités se creusent. Sur le plan de la sexualité, plus les élites sociales et culturelles pensent en termes d’égalité, plus l’inégalité domine dans les banlieues. La fracture est considérable, et pas seulement pour des questions de différences culturelles ou ethniques : plus on parle d’égalité des sexes, plus l’industrie de la pornographie se généralise, plus les publicités sont sexuellement suggestives, plus la femme est l’objet du seul regard, plus l’image prend le pas sur la parole.

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À mesure qu’il s’affirme, ce paradoxe produit un choc violent, quand les tenants de l’égalitarisme se heurtent à une certaine forme de réalité qui ne correspond pas du tout à cette idéologie. Ladite idéologie se prétend dominante, mais ne l’est pas tant que ça en dehors des classes dominantes, des médias et des lieux artistiques, ce qui génère des tensions.

Les médias, les lieux artistiques, les classes dominantes, cela suffit à fabriquer une hégémonie. En réalité, l’idéologie égalitaire règne pratiquement sans partage. L’idée même de différence est-elle menacée ?

Absolument. Tel qu’il est revendiqué, le terme d’égalité tend à devenir un synonyme d’indifférenciation. En cela, il porte préjudice à la fois au combat pour l’égalité et au combat pour la différenciation signifiante. L’indifférenciation devient l’objectif vers lequel on nous somme de tendre alors que le désir suppose la différence. Pourquoi ? Parce que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’indifférenciation est porteuse d’agressivité, de haine. Si l’Autre ne peut pas être considéré comme différent et reconnu dans son altérité, alors il devient mon reflet et j’entretiens avec lui un rapport identique à celui de Narcisse avec le sien. Soit mon reflet me pousse au suicide, soit je le tue, ce qui signifie tuer l’Autre. Dès lors qu’on est dans l’indifférenciation, se met en place ce que Lacan appelait « la mystérieuse tendance suicide du narcissisme » : plus la société devient indifférenciée, plus elle pousse au suicide ou au meurtre, donc à la violence réelle ou symbolique.

Le dévoiement de l’idée d’égalité, déjà à l’origine de la catastrophe scolaire, serait donc aussi responsable de la violence dans nos sociétés ? C’est beaucoup charger la barque égalitariste.

Pourquoi #metoo a-t-il commencé avec l’affaire Weinstein dans le milieu du cinéma ? C’est un milieu où l’image domine. Or, une société dominée par l’image ne peut plus nommer les différences structurantes. Et quand on ne peut plus les nommer, la violence s’exacerbe comme elle s’est déchaînée à l’égard des Juifs en Allemagne, au moment où ils étaient le plus intégrés et le moins différenciables. À l’époque, ils pensaient sciemment ou inconsciemment que moins ils seraient différents des autres Allemands plus ils seraient admis dans la société. Ce fut une erreur car l’exact inverse se produisit. En voulant se normaliser, tout groupe prend le risque de renforcer le narcissisme des petites différences. C’est d’actualité !

Si on suit votre raisonnement, le voile est salutaire…

Ça aurait pu être le cas, sauf que, la plupart du temps, le voile est uniquement rapporté à une question politique (envahissement par les djihadistes) ou féministe (aliénation consentie ou non). Peu de gens font un lien entre la question du voile, l’industrie de la pornographie et l’indifférenciation égalitaire entre hommes et femmes. Or, tous ces éléments recomposent les rapports entre les sexes de façon à ce qu’ils ne passent plus par la pulsion et les règles implicites et inconscientes de la séduction, mais par le contrat. On s’oriente ainsi vers un rapport homme-femme totalement contractualisé. Par exemple, en Suède, certains proposent de faire signer un contrat juste avant un rapport sexuel de façon à définir les limites des gestes et paroles que le partenaire autorise. Or, ce sont des couples sadomasochistes qui signent des contrats, comme dans La Vénus à la fourrure ! Sous prétexte d’égalitarisme, on aboutit à la perversion sadomasochiste et à une régression civilisatrice sidérante. Car c’est dans les milieux juifs, chrétiens et musulmans orthodoxes que les rencontres entre les hommes et les femmes obéissent à un contrat et à un protocole précis où tout est codifié. Si on suivait les égalitaristes de notre époque, un homme et une femme ne pourraient pas se retrouver seuls dans une pièce, comme c’est déjà le cas dans certaines universités et entreprises américaines.

Dans le récit qu’on nous sert, l’homme de pouvoir étant tenté d’en abuser, #metoo permet aux faibles de se révolter contre leurs bourreaux pour prendre le pouvoir. Au-delà des caricatures, peut-on complètement évacuer les différences de pouvoir entre hommes et femmes comme il en existe dans l’industrie du cinéma ?

Il existe nécessairement des rapports de pouvoir dès lors qu’on a les moyens financiers et juridiques de l’exercer. Je ne nie absolument pas que dans la majorité des cas, ce pouvoir est entre les mains des hommes. Mais j’observe qu’une femme exerce le pouvoir de la même manière qu’un homme : abusive si c’est quelqu’un d’abusif, spontanément égalitaire sinon. Pourtant, des féministes pensent que la domination masculine est responsable d’une grande partie des maux de la terre. C’est un abus de faiblesse, au sens littéral du terme : le pouvoir de revendiquer sa faiblesse en abusant du fait qu’on est soi-disant faible. Faire de l’Autre un monstre est une astuce politique que dénonçait déjà Hannah Arendt – cela nous exonère de nos responsabilités. Dans l’histoire du monde occidental, les femmes n’ont pas été particulièrement plus faibles qu’un certain nombre d’hommes. Et on observe chez ceux-là des états de faiblesse et d’aliénation au moins comparables à ceux que dénoncent les militantes luttant contre la domination masculine. Chez des femmes qui ont organisé les choses de manière à pouvoir constamment s’ériger en victimes du pouvoir excessif des autres, il y a une forme de mythomanie. D’ailleurs, le syntagme #metoo peut aussi se lire « mytho » !

N’y a-t-il pas dans le masculin quelque chose de consubstantiellement plus puissant, plus violent et plus physique que le féminin ?

Il y a bien sûr une dissymétrie fondamentale entre les hommes et les femmes dans le rapport au corps, notamment à la force. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire le déconstructivisme ambiant, les spécificités respectives de l’homme et de la femme ne sont pas que pures constructions culturelles ou sociales. Elles s’inscrivent dans l’histoire de l’humain depuis la nuit des temps et ne peuvent pas être éliminées d’un trait de plume par décision gouvernementale.

Qu’on le veuille ou non, nous restons des mammifères dont la biologie influe sur les comportements. Comme l’a montré Nancy Huston dans son livre magnifique Reflets dans un œil d’homme, notre biologie fait que nous ne sommes pas dans un rapport de symétrie ou d’égalité dans la sexualité. L’homme est tout regard, la femme est regardée, mais se regarde aussi être regardée. Quand elle est coquette, elle se maquille et s’habille en fonction de ce qu’elle imagine que l’homme désire voir. Il y a peu de chances que ce fait change dans les prochaines décades. Pour qu’il y ait du désir et un acte sexuels, il faut que chacun accepte d’être un objet sexuel dans le fantasme de l’autre. Quelqu’un qui le refuse n’aura tout simplement pas de relations sexuelles satisfaisantes.

Et nous serions incapables de nous affranchir de nos déterminismes biologiques ?

Des sociétés ont essayé de le faire, par exemple l’URSS où les femmes occupaient des postes nécessitant de la force physique. Aujourd’hui, notre société remet en question la féminité et la virilité pour des raisons non pas idéologiques, mais plutôt technoscientifiques. Pour les femmes, le fait de pouvoir disposer de leur désir ou de leur corps comme elles l’entendent, grâce à la pilule et au droit à l’avortement, a joué un rôle très important. Plus encore, le recours aux techniques de procréation découplées de la sexualité (PMA, GPA) crée des changements considérables dans les rapports de séduction. Dès lors que le but de la sexualité n’est plus la procréation, se produit une régression vers la sexualité infantile, c’est-à-dire l’âge bienheureux où l’enfant éprouvait du désir sexuel sans se poser la question de procréer.

Dans les années 1960-1970, le découplage entre sexualité et procréation était déjà engagé mais, inspirée par Reich, le féminisme revendiquait la libération des instincts sexuels. Aujourd’hui, la même mouvance a tendance à castrer le mâle blanc hétérosexuel. Comment expliquer cette évolution ?

Ce changement est le résultat de la revendication qui consiste à vouloir être sujet à tous les niveaux de l’existence humaine. Or, on peut très bien accepter d’être un objet dans le désir de l’autre tout en revendiquant d’être sujet dans la vie sociale et professionnelle. L’abus des petits maîtres consiste à érotiser toute relation sociale et professionnelle : « Puisque tu es une femme, même dans le travail je te traite comme un objet sexuel. » Or, pour que du désir se maintienne, il faut délimiter ce qui ressortit au domaine de la séduction, de l’érotisme, et ce qui appartient au registre social et professionnel, lequel doit être désérotisé. Actuellement, il se produit paradoxalement une érotisation généralisée en conflit constant avec une espèce de pudeur tout aussi généralisée. Nous sommes dans une période intermédiaire où un certain nombre de repères sur ce qui anime le désir sont perdus. Il faudra les reconstruire et les réinventer. Sans illusions sur leur universalité : il reste encore des gens qui revendiquent le maintien du jeu de la séduction avec ses codes intemporels. À l’époque de l’amour courtois, il y avait des règles de galanterie qui concernaient les chevaliers, mais pas la paysannerie. Nous sommes à peu près dans la même situation : les règles qui concernent les chevaliers d’aujourd’hui n’intéressent pas les gens qui n’occupent pas des postes de commandement.

Les détenteurs de ces postes sont devenus les symboles de notre prétendue société patriarcale. Comment interprétez-vous le combat contre le patriarcat ?

La société prétendument patriarcale n’a plus de patriarcale que le nom ! Certes, les conseils d’administration des sociétés du CAC 40 sont à majorité masculine, mais il y a un nombre de professions traditionnellement aux mains des hommes qui sont aujourd’hui à 80 % ou 90 % féminines – l’enseignement, la magistrature, les avocats.

Je note que l’ensemble du mouvement d’indifférenciation signifiante qui soutient #balancetonporc s’accompagne d’une volonté délibérée d’en finir avec le père. Au nom de la lutte légitime contre l’abus de pouvoir patriarcal, on jette le bébé avec l’eau du bain : on balance le père. Moyennant quoi, avec la PMA pour toutes, on remplace le père par un spermatozoïde. Que va devenir la sexualité féminine sans père comme signifiant ? Mon expérience de clinicien m’enseigne qu’il y a une énorme différence de destinée entre une femme qui a eu un père qui la regardait et qui a renoncé au désir qu’elle suscitait en lui, et une femme qui n’a pas eu de père ou dont le père a toujours méprisé sa féminité. Cette dernière perd sa capacité professionnelle, sa capacité de séduction, et se névrotise.

Pour le dire autrement, la construction œdipienne du sujet ne peut se passer des pères…

Exactement. On est passé d’une société dans laquelle les enfants entraient individuellement en conflit avec leurs pères à une société qui a collectivement pris en charge la destruction du père. Subitement, on a créé des lois qui font disparaître les pères. On a ainsi collectivisé Œdipe, la société entière est devenue œdipienne, ce qui nous exonère individuellement de l’affaire. Je sais bien que les tenants de la PMA pour toutes me rétorquent : « On ajoute des droits à des gens qui n’en avaient pas, vous n’êtes pas concernés. » Au contraire, on est tous concernés, car cela envoie un message collectif : le père est inutile. Et c’est la loi qui le dit – ou le dira.

Comment passe-t-on de l’égalitarisme à la mort du père ?

Celle-ci est une conséquence de celui-là. Le fait qu’il y ait du père et de la mère signifie qu’il y a une différence. Or, aujourd’hui, la différence est pensée comme uniquement hiérarchique, ce qui la rend intolérable. D’ailleurs, avec la GPA, ce sont les mères qui disparaissent. Cette évacuation est logique car père et mère sont des signifiants solidaires : vous ne pouvez pas faire disparaître l’un sans faire disparaître l’autre. On nous propose désormais l’indépendance des deux. Il n’est maintenant plus question de pères et de mères, mais de papas et de mamans. Ça change tout car père et mère désignent la succession de toutes les mères qui ont abouti à votre mère et de tous les pères qui ont abouti à votre père. Si vous enlevez le père, vous coupez une partie de la transmission en séparant l’enfant de son héritage psycho-historique. Dans les conditions actuelles, le spermatozoïde représente le père évacué. En même temps que le père, la question de son désir est évacuée.

Avance-t-on vers un monde sans désir ?

On tend à jouir plus qu’à désirer. Or, plus la société s’oriente vers un monde sans désir, uniformisé, plus elle s’oriente vers un monde de jouissances, plus la population devient dépressive et gavée d’antidépresseurs ou d’anxiolytiques. Dans ce domaine, la France est championne du monde !

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Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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