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À Garnier, une soirée, deux chorégraphes

William Forsythe - Johan Inger, à l'Opéra Garnier, du 4 octobre au 3 novembre 2024


À Garnier, une soirée, deux chorégraphes
Roxane Stojanov, Loup Marcault-Derouard et Takeru Coste © Ann Ray / Opéra national de Paris.

La Soirée William Forsythe – Johan Inger est une réussite. Mais les œuvres des chorégraphes américain et suédois sont surtout portées par le talent remarquable des danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris. De grands artistes.


Il fut un temps où William Forsythe, devenu philosophe, semblait ne plus pouvoir agiter ses danseurs sans se référer à Lyotard, Derrida ou Bachelard. Il avait créé quelques ouvrages magnifiques, fait exploser la danse académique en lui conférant une modernité sauvage et éblouissante dans la veine de ce qu’avait lancé avant lui l’Américaine Karole Armitage. Le juste succès suscité par ses chorégraphies spectaculaires et ravageuses et la gloire qui s’en suivit lui donnèrent à penser qu’il lui fallait absolument rehausser son statut d’artiste en vue par une dimension d’intellectuel pensant. C’est alors qu’il entreprit des pièces d’un mortel ennui, d’une prétention risible, agrémentées de propos informes et sibyllins. Signées par un autre que lui, elles auraient fait fuir les foules, au Châtelet où il se produisit alors. Mais comme elles étaient frappées de son nom, il y eu longtemps des gens pour continuer à crier au génie tout en s’emmerdant ferme avec l’aveuglement féroce de ceux qui se refusent à voir la réalité quand elle distord leurs convictions frelatées.

Bref, enferré dans un délire doctrinaire, Forsythe était devenu insupportable.

Pom-pom girls

Dans Blake Works I, reprise d’une pièce de trente minutes créée en 2016 pour le Ballet de l’Opéra de Paris, il a abandonné ses dérives cérébralisantes. Secondé de deux assistants au moment de l’élaboration de la chorégraphie, il donne tout au contraire dans une sorte d’américanisme facile, de divertissement racoleur.

Roxane Stojanov dans le ballet « Rearray » (William Forsythe) Photo : Ann Ray OnP

On croirait tout d’abord y voir du mauvais Balanchine. Mais bientôt, on glisse dans un douteux climat yankee, dans un univers de pom-pom girls fait exprès pour le Texas ou l’Oklahoma. Les danseurs de l’Opéra, une vingtaine ici, paraissent beaucoup aimer ce qu’ils dansent. Ou du moins ils s’en divertissent. Et le public aussi semble se régaler de cette aimable insignifiance qui n’en demeure pas moins quelque chose de si difficile à exécuter qu’il faut d’excellents interprètes pour en soutenir les difficultés techniques.

Un monde rustique

Dans un genre radicalement différent, Impasse, du Suédois Johan Inger est la reprise d’une pièce créée en 2020 pour les jeunes danseurs du Nederlands Dans Theater. Elle veut évoquer un thème grave, parfaitement pessimiste, sinon tristement réaliste. Mais malheureusement peu compréhensible au vu de la chorégraphie. On y sent, tout au début surtout, l’influence de Birgit Cullberg et de Mats Ek, les deux grandes figures de la danse suédoise de la seconde moitié du XXe siècle. Ce côté terrien, paysan, où les protagonistes semblent lourdement attachés à la glèbe. C’est une lointaine variante de cet expressionnisme né jadis dans l’Allemagne de Weimar et qui passa plus tard en Scandinavie par l’intermédiaire de Birgit Cullberg, laquelle, à l’instar de Pina Bausch plus tard, avait été l’élève du chorégraphe Kurt Jooss qui ne dut son salut qu’en fuyant son pays passé sous le joug des nazis.

Inger, qui a d’autres fois eu la main beaucoup plus heureuse, s’attache à une gestuelle très populaire, à un monde rustique qui semble hanté de maléfices, fait intervenir des figures de carnaval dans une sorte de bacchanale peu convaincante. Cela se regarde sans grand intérêt et l’on n’est pas fâché quand ça se termine. On est en revanche en droit de penser qu’il n’était vraiment pas indispensable de faire entrer cette chorégraphie au répertoire du Ballet de l’Opéra.

Des danseurs d’aujourd’hui

Mais il y a tout autre chose à voir dans cette soirée donnée à l’Opéra. Un ouvrage, de Forsythe encore, qui ouvre la soirée. Un double duo, réduit à un trio du fait, semble-t-il, de l’empêchement de l’une des protagonistes. Une réduction exécutée avec un tel savoir-faire par ceux qui en ont eu la charge qu’on ne peut qu’en admirer la réalisation.

Les premières images de Rearray sont de l’hyper-Forsythe. L’auteur y déploie un vocabulaire d’une virtuosité étourdissante qu’affrontent des danseurs forcément exceptionnels. Et il faut l’être pour soutenir de telles difficultés techniques à un rythme infernal. La pièce est magnifique, elle découvre des figures d’une qualité rare, à l’exemple de cette construction ingénieuse à quatre bras répétée à plusieurs reprises, et ses interprètes sont surprenants.

Une femme, Roxane Stojanov, deux hommes, Takeru Coste et Loup Marcault-Derouard dont les noms seuls reflètent l’actuelle variété des origines des danseurs de l’Opéra : ces derniers, surtout, semblent avoir perdu ce profil, ce style « danseur de l’Opéra » qui dénaturaient si souvent les œuvres contemporaines quand elles entraient au répertoire du Ballet. Leur énergie, leur puissance, leur état d’esprit, leur corps même paraissent s’être adaptés à l’évolution du temps. Ils excellent dans cette chorégraphie parce qu’ils la servent avec virtuosité, certes, mais aussi, sinon surtout, parce qu’il n’existe plus de hiatus entre la nature de l’œuvre et celle de ses interprètes. Sans doute ont-ils été choisis à cette fin. Ils sont effectivement des exemples extraordinaires de l’évolution des esprits et de la plastique des danseurs au sein d’une compagnie de danse académique, et apparaissent pleinement comme des artistes d’aujourd’hui.    

Soirée William Forsythe – Johan Inger avec le Ballet de l’Opéra de Paris. Opéra Garnier. Jusqu’au 3 novembre 2024.




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