Tous journalistes : telle était la grande promesse d’Internet. Le foisonnement des blogs a été salué comme la preuve de l’avènement de médias sans médiation, c’est-à-dire sans intermédiaires entre « producteurs » et « consommateurs » d’information. Pourtant, cette nouvelle arme « citoyenne » a vite été récupérée par les acteurs traditionnels, sans doute parce que le public a compris que la valeur d’une information se mesurait autant à la signature de l’auteur et au logo du média qu’au contenu. Du Washington Post à WikiLeaks, du Monde à Causeur, il faut toujours se poser les mêmes questions. Qui parle ? Et d’où ?
Avec WikiLeaks, tous journalistes
Le site américain WikiLeaks n’en continue pas moins à croire aux lendemains radieux du « journalisme citoyen sans frontières ». Depuis sa création, en 2006, sa lutte contre la censure en Chine et la corruption au Kenya a valu à Julian Assange, son cofondateur et figure de proue, notoriété et respectabilité. Fort de son succès, fin 2009, il s’attaquait au gros morceau : la politique américaine en Irak et en Afghanistan.
[access capability= »lire_inedits »]Dans le projet WikiLeaks, technologie et idéologie sont inséparables. Ancien hacker et héros de la contre-culture du Web, Assange est un militant du numérique convaincu qu’Internet est le contre-pouvoir absolu. Pour lui et ses semblables, les technologies de l’information constituent l’antidote au totalitarisme façon 1984. L’important, c’est d’y croire. Alors que, sur Wikipedia, nous sommes tous encyclopédistes, WikiLeaks entend fédérer une communauté dans laquelle chacun est tout à la fois informateur, analyste et expert. Comme son nom l’indique (leaks signifie « fuites »), sa marque de fabrique est de publier des informations venues de l’intérieur, en l’occurrence des bases de données gouvernementales. En clair, les contributeurs de WikiLeaks sont des fonctionnaires qui divulguent des infos confidentielles sous couvert d’anonymat. À première vue, rien de très neuf sous ce soleil-là. C’est peu ou prou le principe de la « page 2 » du Canard Enchaîné, à ceci près que les ragots publiés par l’hebdomadaire satirique sont invérifiables (et souvent bidons) tandis que WikiLeaks rend publics, sans les expertiser ni les commenter, des documents confidentiels dont l’authenticité n’est pas contestée. Pas de journaliste, pas de Woodward et Bernstein – les deux héros du Watergate – pas de rédac’ chef mais des informations divulguées.
C’est à ce stade qu’intervient l’innovation technologique : Assange et ses amis ont développé des outils informatiques qui protègent l’anonymat des contributeurs. Les fichiers envoyés au site ne sont pas « traçables », c’est-à-dire qu’il est impossible, y compris pour les animateurs du site, de connaître l’identité des sources qui bénéficient ainsi d’un niveau de sécurité incomparable avec celui qu’offre un média classique, un journaliste pouvant toujours gaffer voire « balancer » son informateur – pour en circonvenir un autre par exemple. Avec WikiLeaks, ce risque n’existe pas.
Seulement, WikiLeaks ne protège pas les bavards contre eux-mêmes. Si le soldat de première classe Bradley E. Manning, 23 ans est fortement soupçonné d’être à l’origine de la divulgation de documents classifiés sur l’armée américaine en Irak, c’est parce qu’il a trop parlé. Son confident l’a trahi. Depuis le mois de mai, Manning doit méditer en prison sur la fiabilité des hommes.
De ce point de vue, rien n’a changé : sans « Gorge profonde », c’est-à-dire sans fonctionnaire, militaire ou autre agent de la puissance publique prêt à transgresser les règles, point de révélations fumantes. Ainsi, le cas de Manning évoque-t-il fortement celui de Daniel Ellsberg, l’homme qui, il y a quarante ans, a fait fuiter les « Pentagon Papers ».
Comme Manning, Ellsberg, qui fut officier dans les marines puis conseiller du secrétaire à la Défense Robert McNamara, était un « insider » impliqué dans une guerre – celle du Vietnam – qu’il jugeait injuste et criminelle. Les deux hommes voulaient servir leur pays. Petit à petit, ils sont arrivés à la même conclusion : le gouvernement américain est sorti de la légalité et ne sert plus les intérêts des États-Unis. En conséquence, ils n’avaient plus le devoir d’obéir mais celui d’informer et d’alerter leurs concitoyens.
WikiLeaks est en train de devenir un média comme un autre
Le scénario du Watergate fut identique : un « insider », Mark Felt, numéro deux du FBI, nourrissait les journalistes, les guidant pas à pas, faisant presque tout le boulot pour eux. Informé des turpitudes des « hommes du Président » et des agissements de leurs « plombiers », Felt avait décidé d’agir. Bob Woodward et Carl Bernstein, les deux journalistes qu’il avait choisis, sont devenus célèbres. Et pourtant, le véritable héros du Watergate, c’est lui, « Gorge profonde », sorti de l’anonymat de son plein gré, des décennies après les faits.
D’Ellsberg à Manning en passant par Felt, les similitudes sautent aux yeux. Il existe pourtant une différence de taille. Dans les cas des « Pentagon Papers » et du Watergate, des rédactions se sont interrogées sur l’opportunité de divulguer une information, alors que, grâce à WikiLeaks, le soldat Manning a décidé seul de jouer avec le secret-défense. Pour WikiLeaks, tout fait est une information qui peut être publiée. Aucun responsable éditorial n’évalue son intérêt pour le public. Quant à s’interroger sur la conformité de la divulgation aux intérêts de l’Amérique, la question semblerait sans doute sacrilège à Assange et à ses amis. On publie d’abord, on discute après. Sous ses airs hyper-démocrates, WikiLeaks finit par confier à un homme seul, et en dehors de toute règle hormis celle que lui dicte sa propre conscience, une décision qui peut avoir des conséquences considérables. Ainsi est-il apparu que la publication de documents sur l’Afghanistan pouvait mettre en péril les locaux impliqués.
Cette polémique semble avoir suscité quelques doutes chez les croisés de la Vérité. Alors que, sur Wikipedia, la rédaction des articles est de plus en plus surveillée, les dirigeants de WikiLeaks (il faut croire que même l’entreprise la plus libertaire a besoin d’un patron) se sont engagés à mieux analyser l’information avant de la rendre publique. Dans cette perspective, ils devraient renforcer le travail en amont de la publication, c’est-à-dire créer, horresco referens, une « rédaction ». Autant dire que WikiLeaks est en train de devenir un média comme un autre. Bienvenue au club.[/access]
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