Dans un livre publié en 2021 [1], Jason D. Hill, professeur de philosophie à Chicago, s’interroge sur les réparations qui seraient dues aux Noirs depuis l’esclavage jusqu’à aujourd’hui, alors même qu’une commission du Congrès américain a été mandatée pour étudier la question et proposer ce que pourraient être des excuses et des réparations.
Jason D. Hill revient sur la question de l’esclavage, trop souvent ramenée, de façon anachronique, à une affaire de racisme. Pour lui, l’esclavage pratiqué par l’homme européen, comme la colonisation, s’explique avant tout par sa philosophie qui le séparait alors de l’homme africain. L’homme européen se perçoit comme un sujet moral qui a une destinée manifeste et doit domestiquer la nature. Au contraire, l’indigène qu’il découvre en Afrique est encore partie prenante de cette nature, dont rien ne le sépare et vit dans un monde créé par des forces malveillantes qu’il lui faut en permanence apaiser. Ce que l’homme européen voit alors dans l’indigène africain c’est le représentant d’un monde primordial qu’il a su dépasser. C’est lui fossilisé dans le temps, une sorte de monstruosité qu’il faut dominer et mettre au travail pour le faire progresser. Tâche qui lui fut facilitée par les Africains eux-mêmes qui pratiquaient l’esclavage et lui ont vendu des Africains. L’animisme local conduisait à un agnosticisme moral facilitant ces transactions. Pour Jason D. Hill, le problème central de l’Afrique a été, et reste, l’échec de ses habitants à domestiquer la nature et, surtout, de s’en abstraire.
Un peu d’histoire américaine
Dans son livre, il revient ensuite longuement sur les trois moments fondateurs de la république américaine :
La Déclaration d’Indépendance de 1776, posa les fondements moraux et l’architecture politique qui permettra ensuite aux Noirs de formuler et de combattre l’injustice dont ils souffrent. La non abolition de l’esclavage plongea l’Amérique dans une contradiction morale à laquelle Abraham Lincoln s’attaqua dans son discours de Gettysburg en 1863, deuxième moment fondateur de la république américaine. Les pères fondateurs, s’ils étaient conscients de cette contradiction, craignaient les conséquences politiques d’une abolition, notamment pour la sécurité des Noirs eux-mêmes, dans une société qui n’était pas prête à l’accepter. Le troisième moment fondateur fut celui des lois sur les droits civiques des années 1960 et de l’Equal Employment Opportunity Act de 1972.
Ces lois abolirent les discriminations et les exigences différentielles pour avoir le droit de voter. La loi de 1972 s’est focalisée sur la discrimination dans l’emploi des Noirs et autres minorités et a créé une commission [2] autorisée à mener des actions en justice en cas de violation.
Nouvel eugénisme moral
L’État chercha ainsi à réparer la terrible injustice qu’il avait encouragée en promouvant un racisme systémique du temps de la ségrégation, époque pendant laquelle aucun écart par rapport aux normes racistes n’était autorisé. Le racisme qui avait été une marque de l’identité américaine devint ainsi une marque d’infamie. Accorder des droits égaux aux Noirs, c’était bien, mais c’est aussi l’imaginaire blanc qu’il fallait transformer. Pour cela l’État s’engagea dans ce que Jason D. Hill appelle un nouvel eugénisme moral consistant à refaçonner les sensibilités morales des Blancs. Il lui fallut faire primer les droits humains sur les droits de propriété pourtant au fondement de tous les autres droits dans la république, notamment en revenant sur l’autonomie des chefs d’entreprise. Ce fut donc à l’État de réécrire le statu quo, lequel s’était apparenté trop longtemps à une forme d’Affirmative Action au profit des Blancs. Ce nouvel eugénisme moral fut, pour l’État, le moyen de défaire ce qu’il avait lui-même institué et de réparer ainsi les torts causés aux Noirs.
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Mais avec The Great Society, Lyndon Johnson [3] lança une guerre contre la pauvreté par des programmes d’aides sociales qui furent l’habillage d’une politique de réparations. En arrosant de prestations sociales les familles noires, ces programmes les déstructurèrent et les privèrent de leurs propres initiatives. Ils socialisèrent les Noirs dans la croyance que les Blancs devaient payer pour un bien-être qu’ils seraient incapables d’atteindre par eux-mêmes. D’où une crise de sens qui se manifesta par un mélange de dépendance et de désir d’autonomie radicale, notamment sur les campus avec les Black Studies. La culpabilité blanche a donné des ailes à un noyau de militants consumés par le ressentiment et inspirés par l’Afrocentrisme et le Black Power. Ces militants n’eurent guère de mal à arnaquer les administrateurs blancs les campus, terrorisés par les grèves et les émeutes des années 1960, pour mener une carrière lucrative, tout en politisant les salles de cours à l’extrême, y compris les départements d’anglais.
L’Amérique prise au piège des cauchemardesques Black Studies
Avec les Black Studies, les Noirs installés à l’université ont réclamé l’exclusivité de la parole sur les Noirs, se sont inventés un passé africain paradisiaque et ont vu chez l’homme blanc celui qui cherchait à leur voler ce passé, manière de ressusciter une forme de suprématie blanche. L’Amérique blanche, en participant à cette imposture, a cru ainsi payer la dette qu’elle pensait devoir aux Noirs.
Alors que du temps de Martin Luther King l’aspiration à une réconciliation et à une solidarité indifférente à la race semblait pouvoir l’emporter, c’est un nationalisme culturel semant la discorde jusqu’à aujourd’hui qui a triomphé. Les administrateurs et enseignants ont préféré canaliser la rage. En consentant à faire de la critique du « Black English » un racisme, ils ont été les complices de la destruction de l’intelligence de leurs étudiants noirs.
La radicalisation croissante a conduit certains à voir dans l’extinction de la race blanche une condition à l’existence d’un peuple noir. Ibram X. Kendi et d’autres s’en prennent à toutes les institutions qu’ils associent à l’identité blanche (capitalisme, individualisme, raison, logique, responsabilité…), quitte à entraîner les Noirs dans la chute. Et l’on assiste ainsi à une danse étrange entre ces avocats de l’annihilation des Blancs et ces Blancs qui plaident eux-mêmes pour leur propre destruction. Cette complicité blanche va de ceux qui craignent une guerre raciale et veulent se retrouver du bon côté aux cyniques qui attendent que cela se gâte pour les nihilistes noirs auprès desquels ils pourront jouer les protecteurs…
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Pour Jason D. Hill, après les lois sur les droits civiques, les Noirs auraient dû accepter de se dire Noirs afin d’empêcher les discriminations, tout en se déprenant de l’identité raciale sur laquelle s’est fondée leur persécution pendant des siècles. Cette identité raciale est une forme tribalisme dont la manifestation concrète est le racisme.
Mais la solution qu’il propose paraît peu attractive. Si l’on peut comprendre sa répulsion pour l’enfermement identitaire racial ou ethnique, son projet de refondation d’un nouveau type d’humanité à « l’éthique planétaire » laisse sceptique. Sa conception de l’homme nouveau, cosmopolite transracial détaché de tout lien qu’il n’aurait pas choisi en conscience, paraît un peu effrayante. Qui a envie d’être cet orphelin, sans attachement particulier pour ce qui l’a précédé ni pour ses proches, cet homme sans passé entièrement tourné vers le monde qui vient ?
>> Cet article est disponible en version longue sur le blog de la démographe Michèle Tribalat <<
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[1] WHAT DO WHITE AMERICANS OWE BLACK PEOPLE ? RACIAL JUSTICE IN THE AGE OF POST-OPPRESSION, Jason D. Hill, Emancipation Books, 12 octobre 2021.
[2] L’EEOC, Equal Employment Opportunity Commission
[3] 36e président des États-Unis, entre 1963 et 1969 NDLR
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