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« Le conservatisme semble sorti de l’ombre »

Entretien avec l'historien des idées Frédéric Rouvillois


« Le conservatisme semble sorti de l’ombre »
Laurent Wauquiez et Virginie Calmels, septembre 2017. Numéro de reportage : 00820874_000019.

Co-directeur du Dictionnaire du conservatisme (Cerf, 2017), l’historien Frédéric Rouvillois décrypte pour Causeur la signification de l’élection de Laurent Wauquiez à la tête des Républicains.


Daoud Boughezala. Laurent Wauquiez a été très largement élu à la tête des Républicains (74% des suffrages) en portant un positionnement conservateur assumé sur des sujets tels que l’identité, la défense du christianisme ou l’immigration. Est-ce un tournant dans l’histoire du conservatisme dont François Huguenin écrit dans votre dictionnaire qu’il est « le grand absent de la politique française » ?

Frédéric Rouvillois[tooltips content= »Historien des idées, il vient de co-diriger le Dictionnaire du conservatisme (Cerf, 2017) »]1[/tooltips]. À vrai dire, je serais tenté de prendre votre question à rebrousse-poil, et de commencer par noter que, contrairement à ce qu’affirme mon ami François Huguenin, le conservatisme n’est pas le grand absent de la politique française, mais plutôt, si je puis dire, le grand invisible. En fait, le conservatisme est omniprésent tout au long du XIXe siècle, y compris dans le cadre républicain, puisqu’au début de la IIIe, par exemple, Léon Gambetta ou Jules Ferry n’hésitent pas à s’en réclamer, et même, à contester que l’on puisse être conservateur sans être républicain… Pour diverses raisons, les choses vont changer dans les décennies suivantes, et de fait, le conservatisme, s’il ne disparaît pas, va désormais être dissimulé : dans les toutes dernières années du XIXe siècle, les conservateurs, sans pour autant renoncer à leurs idées, abandonnent même ce titre pour prendre, à la Chambre des députés, celui, plutôt inattendu, de… progressistes. Par la suite, au cours du XXe siècle, le conservatisme, même si en France on ne prononce pas le mot, n’en demeure pas moins un courant souterrain puissant et fécond, qui sourd à certains moments, mais ne cesse d’irriguer secrètement la droite politique – tandis qu’il transparaît par ailleurs ouvertement dans les milieux intellectuels, artistiques, littéraires, etc.

De nos jours , la nouveauté vient de ce que ce conservatisme, qui pendant plus d’un siècle avait  prudemment évité de dire son nom, semble être sorti de l’ombre – en particulier à la suite de la Manif pour tous, puis de la désignation de François Fillon à la primaire de la droite, et enfin, de l’accession de Laurent Wauquiez à la tête du parti LR. C’est à ce propos que l’on pourrait parler d’un tournant, qui en réalité n’est autre qu’un dévoilement.

Au XIXe siècle, la gauche s’est longtemps méfiée du suffrage universel, indissociable des positions supposées conservatrices de la paysannerie.

Depuis la large victoire de François Fillon à la primaire de la droite avec le soutien de Sens commun, le retour des catholiques en politique est devenu manifeste. Toute une génération issue de la Manif pour tous semble récuser l’héritage de mai 68 et réancrer le catholicisme à droite. Surfant sur ce phénomène, Wauquiez ne risque-t-il pas de réduire la droite au parti des crèches et des poussettes dans laquelle les classes populaires ne se reconnaissent pas ?

Sur un plan trivial, on pourrait répondre que Laurent Wauquiez, si jeune soit-il, n’est pas né de la dernière pluie, et qu’il sera assez habile pour éviter de tomber dans ce piège. Mais sur un plan plus large, il faudrait souligner que le conservatisme est une nébuleuse, un ensemble composé d’une multitude d’éléments proches, mais néanmoins distincts, et parfois même opposés à certains égards : une nébuleuse qui réunit ainsi des libéraux et des réactionnaires, des catholiques traditionalistes, des chrétiens non-pratiquants, des païens ou des agnostiques, des adeptes du Barbour et des porteurs de blue jeans,  des amateurs de vin et des  buveurs de bière. Voilà pourquoi Wauquiez, en réaffirmant l’ancrage conservateur de LR, n’a pas à craindre, sauf à interpréter la notion de façon erronée, de s’enfermer dans un ghetto dont il ne pourrait sortir. Le conservatisme n’est d’ailleurs en rien incompatible avec une dimension populaire, et il ne l’a jamais été. Là encore, l’histoire politique le montre bien, qui nous rappelle qu’au XIXe siècle, c’est pour cette raison que la gauche s’est longtemps méfiée du suffrage universel, indissociable des positions supposées conservatrices de la paysannerie et de certains pans de classe ouvrière, ou encore, des femmes. En bref, à la nébuleuse conservatrice, correspond une sociologie beaucoup moins uniforme qu’on pourrait le croire en revoyant les images de la Manif pour tous ou du meeting du Trocadéro.

La Révolution française apparaît comme l’événement qui va susciter l’apparition, en France, d’une pensée conservatrice.

Orpheline d’un Front national et de Républicains en pleine crise d’identité, une majorité d’électeurs de droite semble aujourd’hui séduite par Macron. La « droite hors-les-murs » que François Bousquet identifie au trio Zemmour-Villiers-Buisson est-elle le triangle des Bermudes de la politique française ? 

Mon fils Pierre, âgé de sept ans, m’a demandé il y a quelques jours si le triangle des Bermudes existait bien – et je lui ai avoué que non. C’est la première différence significative avec le trio susmentionné : celui-ci, comme l’a brillamment montré François Bousquet, existe bien. L’autre différence, c’est que le triangle légendaire, celui des Bermudes, est supposé entraîner d’innombrables accidents, désastres, catastrophes et autres naufrages. Au contraire, l’espace que la « droite hors les murs » contribue à dessiner pourrait être, pour la droite tout court, quelque chose comme une planche de salut. Alors que la macronie occupe, dans la géographie politique de la France, une immense zone centrale et qui paraît pratiquement inexpugnable, un peu comme les marécages dans les guerres antiques, la droite se trouve acculée à réfléchir sur elle-même, à s’interroger sur sa nature, ses principes, et son désir de l’emporter à nouveau, un jour. Dans cette perspective, elle ne saurait faire l’économie d’une réflexion approfondie : et donc, continuer de regarder ailleurs avec un petit air gêné sitôt qu’il est question de ce que disent les trois animateurs de cette « droite hors les murs ».

Le conservatisme s’est trouvé excommunié du jeu politique pour antirépublicanisme dès la fin du XIXe siècle tout en se développant dans l’ordre intellectuel.

Tout au long de votre Dictionnaire du conservatisme (Le Cerf, 2017), la référence à la Révolution française revient. En quoi cet événement, émancipateur pour les uns, meurtrier aux yeux des autres, explique-t-il l’échec du conservatisme français ? 

Derrière votre question, on retrouve l’ombre portée des passionnants ouvrages de François Huguenin, des thèses que celui-ci a d’ailleurs réaffirmées dans son article « France » du Dictionnaire du conservatisme,  mais contre lesquelles je m’inscris en faux. D’abord, dans la mesure où la Révolution française apparaît en premier lieu comme l’événement qui va susciter l’apparition, en France, d’une pensée conservatrice. Auparavant, celle-ci n’existait pas, ou du moins, ne se pensait pas comme telle, notamment parce que la stabilité foncière de l’Ancien régime rendait superflue toute réflexion théorique sur la nécessité de conserver les choses et les valeurs. Avec la Révolution, et surtout, après sa radicalisation terrible de l’été 1792, tout change : et beaucoup de Français, dans les élites sociales ou intellectuelles  comme dans le petit peuple  des villes et des campagnes,  comprennent tout à coup combien ce à quoi ils tiennent vraiment peut être fragile, et doit par conséquent être défendu. Conservé. Ce qui fait que sitôt calmée la tempête révolutionnaire, et on peut presque dire, dès après Thermidor et la chute de Robespierre, les bases d’une pensée conservatrice sont présentes : celle-ci se constituera dans les années qui suivent, et dominera politiquement la plus grande partie du XIXe siècle. Le problème vient de ce que ce conservatisme, construit et pensé en réaction à la Révolution, va finir par apparaître comme incompatible avec la République lorsque celle-ci, à la fin du XIXe siècle, revendiquera l’unicité de l’héritage révolutionnaire : c’est l’époque où Clémenceau affirme que la Révolution est un bloc qu’il faut accepter ou rejeter tout entier.  Etant entendu, bien sûr, que ceux qui le refusent sont les ennemis nés de la république, et qu’ils doivent être impitoyablement éliminés du jeu politique.

A vrai dire, on l’a noté plus haut, cette expulsion sera surtout formelle : au XXe siècle, le conservatisme devient invisible sans pour autant disparaître. Et à certains égards, on pourrait même considérer que 1958 et l’avènement de la Ve République représentent une première revanche, cinglante, du conservatisme politique sur ses adversaires. Songeons à ce propos au mot fameux du général De Gaulle qui, le jour même où il reprend le pouvoir, le 29 mai 1958, note dans son carnet qu’il va enfin pouvoir surmonter la situation d’instabilité née en… 1789 ! Voilà pourquoi la référence à la Révolution demeure effectivement déterminante, dans la genèse, l’histoire et le devenir du conservatisme français.

La droite commence enfin à comprendre qu’elle a besoin des intellectuels pour se repenser.

Comment expliquer le fossé croissant entre une droite politique exsangue et un paysage intellectuel conservateur foisonnant ? 

Si ce fossé existe, c’est sans doute pour la raison évoquée plus haut : au fait que le conservatisme s’est trouvé excommunié pour antirépublicanisme dès la fin du XIXe siècle, et qu’il a par conséquent été éliminé du jeu politique, ou du moins, rendu invisible. Dans l’ordre intellectuel, en revanche, le problème ne s’est jamais posé dans ces termes : on pourrait même assez facilement démontrer que l’histoire intellectuelle du XXe siècle est celle d’un triomphe paradoxal du conservatisme, même lorsque les écrivains adoptent des positions révolutionnaires dans l’ordre littéraire, comme Ramuz, Pound, Eliot ou Borges, ou politique, comme Gide et Aragon. Et ne parlons pas, bien entendu, de la Pléiade de ceux qui n’hésitaient pas à s’en revendiquer, par dandysme, par conviction ou les deux, à l’instar d’un Jean Anouilh, d’un Dali, d’un Marcel Aymé ou de la joyeuse cohorte des Hussards. En somme, au XXe siècle, on peut aisément se proclamer conservateur et trouver un éditeur ou une galerie, alors qu’il est presque impossible à un homme politique de reconnaître qu’il l’est sans être immédiatement exclu de son parti.

Maintenant, et l’on retrouve ici le « tournant » dont nous avons déjà parlé, il semble que ce fossé n’est pas croissant, mais plutôt  en voie de résorption : d’abord, parce que ce qui était tabou, l’est de moins en moins ; et d’autre part, parce que la droite commence enfin à comprendre qu’elle a besoin des intellectuels, ne serait-ce que pour se repenser elle-même, et surmonter la situation catastrophique qui est actuellement la sienne. Voilà pourquoi on peut espérer fermement qu’un jour viendra où ce fossé n’existera plus. Et où la droite assumera ce qu’elle est, c’est-à-dire, sa dimension fondamentalement conservatrice.


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