Le philosophe Walter Benjamin a hésité entre le marxisme et le sionisme. Suite à l’invasion de la France par les nazis, il se suicide en septembre 1940. Dans son dernier livre, Jean Caune revient sur son parcours et cette hésitation entre URSS et la Palestine de l’époque.
Une anecdote qu’on racontait jadis dans ma famille maternelle parlait de deux bateaux se croisant en Méditerranée, et des passagers sur le pont se faisaient le même signe : tourner leur index contre la tempe, en désignant ceux de l’autre navire. Le premier bateau emmenait des Juifs en Eretz-Israël (la « Palestine » de l’époque), tandis que le second les en éloignait, à destination de l’URSS. Cette anecdote m’est revenue à l’esprit en découvrant l’essai que Jean Caune vient de consacrer à Walter Benjamin, sous-titré Une pensée juive entre Moscou et Jérusalem.
Juif allemand assimilé, Benjamin fut attiré par le marxisme et par la Révolution – à l’instar de nombreux autres penseurs juifs du XXe siècle – mais aussi séduit un temps par le sionisme. Largement méconnu de son vivant, il a pourtant été admiré par d’éminents intellectuels comme Hannah Arendt, Theodor Adorno ou Gershom Scholem, avec lequel il entretint une amitié durable. Dans le petit livre qu’elle lui a consacré, Arendt écrit de Benjamin qu’il « n’avait appris à nager ni avec le courant, ni contre le courant ».
Un passage d’une lettre de Benjamin à Scholem, écrite de Berlin en 1931, fait écho aux mots d’Arendt. Il s’y compare à « un naufragé dérivant sur une épave, qui grimpe à la pointe de son mât, lui-même déjà fendu ». Et Benjamin conclut : « De là-haut, il a la chance de lancer un signal pour qu’on le sauve ». Moins de dix ans plus tard, il se donnait la mort à Portbou en Catalogne, âgé de 48 ans. Désespéré par l’éventualité d’être rattrapé par la Gestapo, Benjamin disait « n’avoir d’autre choix que d’en finir, dans une situation sans issue ». Personne n’était venu le sauver…
Pour illustrer la dimension juive de sa pensée, Jean Caune part de l’idée chère à Benjamin, selon laquelle l’homme communique sa propre essence spirituelle en nommant toutes les autres choses. Ce pouvoir de nomination confié par Dieu à l’homme dans le récit de la Genèse fait ainsi d’Adam le premier philosophe, bien avant Platon. La judéité de Benjamin, observe l’auteur, « était une composante centrale de sa personnalité ». Toutefois, elle « était essentiellement fondée sur une approche intellectuelle et manquait d’ancrages concrets dans son expérience culturelle ».
Destin tragique
Le livre comporte un chapitre intéressant sur le messianisme de Walter Benjamin et ses sources juives. La thématique messianique occupe une place centrale dans l’œuvre de Benjamin, et notamment dans ses Thèses sur le concept d’histoire, un de ses livres les plus fameux. Peut-on pourtant affirmer qu’il s’agit bien du messianisme dans son acception juive ? Ayant récemment traduit un recueil de textes de David Ben Gourion sur ce même sujet [1], je me permets d’en douter. Aux yeux de Ben Gourion, le messianisme était le cœur de la croyance du peuple juif et ce qui lui avait permis de recréer son Etat, après deux mille ans d’exil. Benjamin, lui, n’avait pas les idées aussi claires, et c’est son hésitation entre Moscou et Jérusalem qui fut la cause de son destin tragique.
Les précédents ouvrages de Jean Caune, professeur émérite des universités, portaient sur l’esthétique et sur le théâtre. Expliquant son engouement pour la pensée de Walter Benjamin, il évoque la mémoire de ses parents, « venus chercher en France la possibilité de vivre dignement », comme le dit la dédicace du livre. Je peux tout à fait souscrire à cette motivation, ma mère étant née à Jérusalem et mon père ayant passé plusieurs années à Moscou dans les années 1930, où mon grand-père, l’architecte André Lurçat, avait été invité par la société pan-soviétique pour les relations culturelles avec l’étranger.
Les événements survenus depuis le 7-Octobre 2023 donnent au livre de Jean Caune une résonance dramatique. Pour beaucoup de Juifs assimilés – en France et ailleurs – la judéité redevient en effet un élément central de l’existence, qui les amène à s’interroger sur leur avenir et, pour certains d’entre eux, à retrouver le chemin de Jérusalem. La lecture de ce livre n’en est que plus actuelle.
Jean Caune, Walter Benjamin, Une pensée juive entre Moscou et Jérusalem, 176 pages, éditions Imago 2024.
Walter Benjamin : une pensée juive: Entre Moscou et Jérusalem
Price: 20,00 €
6 used & new available from 20,00 €
[1] David Ben Gourion, En faveur du messianisme, L’Etat d’Israël et l’avenir du peuple juif, éditions l’éléphant 2024.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !