Chers amis français, courez donc, et au plus vite, voir le dernier flop d’Andrzej Wajda, sorti en salles dans l’Hexagone sous le surprenant mais pardonnable titre L’Homme du peuple (dans l’original polonais aussi bien que dans la traduction anglaise le navet s’intitule Walesa. L’homme de l’espoir). Vous n’allez pas vous apercevoir que le film est mauvais – il faut être polonais pour le comprendre. Je vous dirai seulement que si le film de Wajda avait été bon, c’est-à-dire soucieux de rendre la complexité du personnage principal et les controverses qu’il suscite dans mon pays, à la fin de la projection je n’aurais pas été aussi fière d’être polonaise. Or les moments où je me sens fière (un peu) d’être polonaise sont trop rares pour que j’en gâche un quand il se présente. Je vais vous expliquer pourquoi vous devez aller voir ce mauvais film.
Tout d’abord, L’Homme du peuple rappelle qu’il n’y a rien de plus important pour une nation – surtout quand elle est au bout du rouleau comme la vôtre à présent et comme l’était la mienne autrefois – que d’avoir un leader charismatique. Cela pourrait même vous donner quelques idées pour la prochaine élection présidentielle. En outre, aucune nécessité pour le bonhomme de compter parmi les anciens élèves de l’ENA. Nous nous en sommes très bien sortis avec le titulaire d’un BTS en électronique. Certes, une fois élu à la tête de la République – non plus « populaire » mais, grâce à sa détermination, « démocratique » –, il a persisté à porter des chaussettes de tennis avec ses costumes de ville et à s’exprimer dans un polonais bancal. Qu’importe. L’essentiel, croyez-moi, c’est qu’il ait été suffisamment culotté pour dire haut et fort ce qu’il nous fallait entendre lorsque nous n’avions pas le courage de le dire, voire de le penser. Dans une scène du film, interviewé par la célébrissime Oriana Fallaci en mars 1981, Walesa répond à la question « Qu’est-ce qu’un grand chef ? ». « J’ai du nez, lance-t-il. Quand le peuple reste silencieux, je sais ce qu’il veut dire et je le dis ! » On en déduira aisément que notre tribun moustachu était un démagogue patenté et un fanfaron gonflé, ce qu’il a été avec une intensité variable tout au long de sa carrière politique. N’empêche qu’à l’époque personne de sérieux n’aurait pu prétendre être en mesure de vaincre le régime communiste. Dans la réalité, Walesa en était tellement convaincu qu’il n’hésita pas à déclarer à Fallaci qu’un jour il serait président. Peu séduite par le personnage mais néanmoins dévouée à la cause, la star du journalisme italien avait choisi de ne pas diffuser cette déclaration. Sans doute spéculait-elle, en anticommuniste farouche, que le reste du monde, à commencer par les Soviétiques, ne devait pas obligatoirement être mis au courant du fait que le porte-drapeau de l’opposition polonaise était un abruti prétentieux.
Il semble que Wajda ait adopté le même principe. Raison pour laquelle son film se termine par la scène qui montre Walesa au sommet, non pas du pouvoir, mais de la vertu morale, prononçant le fameux « We, the People… » devant le Congrès américain, en 1989. Sachez apprécier, chers amis français ![access capability= »lire_inedits »] Le grand réalisateur polonais vous offre le privilège de ne pas voir ce que nous, les Polonais, avons vu : la façon odieuse dont Walesa s’est conduit au début des années 1990 avec ses anciens compagnons de route, dont un certain Tadeusz Mazowiecki, le délabrement du mythe de Solidarnosc auquel il a amplement contribué, enfin la perte progressive de son autorité, due autant à son comportement à la tête de l’État qu’à l’attitude de la droite ultra, prête à tout pour le faire tomber. Que Wajda vous épargne l’image de la meute nationaliste brûlant des effigies de Walesa avec les fesses marquées d’une étoile rouge – allusion à sa prétendue collaboration avec les services secrets du régime – mériterait en soi un Oscar. Non moins louable paraît le choix de Wajda de ne pas s’attarder sur le fait, pourtant avéré, d’une faiblesse passagère de notre héros, qui aurait signé quelque chose lors d’une arrestation, ce qui lui aurait valu le pseudonyme de « Bolek » dans le fichier de la milice. Je vous entends protester : « Et la vérité ! Où est la vérité ?! » Eh bien, nous, les Polonais, nous la situons à l’endroit exact où la sensibilité politique et l’honnêteté élémentaire de chacun d’entre nous permettent de la situer.
J’ai commencé en avouant me sentir (un peu) fière d’être polonaise. Cela ne m’empêche pas, chers amis français, de vous envier (un peu) de ne pas l’être. S’il vous était arrivé une aventure aussi extraordinaire que Solidarnosc, vous auriez su la préserver, la breveter peut-être et l’exporter dans le monde entier. Nous, les Polonais, nous n’avons su que la démonter pour voir comment ça marchait de l’intérieur. Remarquez, c’est au nom de la vérité historique que nous l’avons fait. Le problème est que, depuis deux décennies, nous ne savons pas comment recoller les morceaux. Il semble qu’Andrzej Wajda soit victime du même mécanisme. Tout au long de sa carrière nous lui avons reproché de déconstruire nos mythes nationaux. Pour une fois qu’il a décidé d’en reconstruire un, celui de Walesa et de Solidarnosc, nous le critiquons non moins vigoureusement. C’est délicat comme affaire parce que nous avons (un peu) raison de ne pas aimer sa manière de reconstruire notre dernier grand mythe national et que lui a aussi (un peu) raison de le reconstruire, justement de cette manière-là.
Certes, Wajda confond une idée et un mouvement de masse – Solidarnosc – avec un seul homme – Walesa. Les syndicalistes des chantiers, les intellos du Comité de défense des ouvriers, même l’antisémite copain curé de Walesa sont traités en figurants. (C’est peu dire qu’ils n’ont pas apprécié !) Reste qu’en érigeant un monument à la gloire de son ami de longue date – ils se sont connus pendant les grèves de 1980 –, Wajda révèle habilement la recette magique qui a causé la mort du communisme. Vous croirez halluciner en voyant la scène où Walesa se fait arrêter avec son premier fils, encore tout bébé, dont la poussette a servi à transporter des samizdats (l’importance des poussettes dans la chute du régime mériterait une analyse à part). Debout dans sa cellule, Walesa tient l’enfant qui urine en abondance sur ses chaussures et sur le sol. Le policier demande à un sous-fifre d’apporter une couche. Le type revient, un torchon taché de sang à la main, la maison d’arrêt n’étant pas approvisionnée en couches-culottes. Son supérieur se met à gueuler : « T’as pas pu trouver mieux qu’un torchon qui a servi pendant l’interrogatoire ?! » Risible ? Burlesque ? Pas seulement. Vous le comprendrez grâce à la scène suivante, quand une femme-policier donne le sein à l’enfant (sic !). « Eux, confie-t-elle à Walesa, en parlant du pouvoir, ont plus peur que vous. » Il faut de l’audace pour soutenir, à raison, que la plus belle victoire de Solidarnosc n’a pas été remportée sur le communisme, mais sur la peur qui nous habitait tous à l’époque – ceux qui portaient les matraques comme ceux qui distribuaient la presse clandestine. En somme, Solidarnosc, ce fut cela : une brève période pendant laquelle les gens des deux côtés de la ligne de démarcation ont pris conscience de la fragilité du système, qui n’était basé sur rien d’autre que sur leur propre peur. Wajda parvient à le montrer sans tomber dans le pathos. Ensuite, il pose une question de taille : qu’est-ce que la solidarité à une époque post-héroïque ? Rassurez-vous, nous, les Polonais, n’en savons pas plus que vous sur le sujet. C’est un des paradoxes auxquels la liberté et la démocratie nous ont obligés à nous confronter. Dans le temps, tout semblait moins compliqué. Il y avait un système que nous jugions inhumain. Pour l’abolir, il ne nous restait qu’à créer un système alternatif d’entraide et d’autogestion. Mais comment générer la générosité et la bienveillance, comment rendre la société plus équitable, dans le meilleur des régimes connus ?
Dommage que Wajda commette l’imprudence de présenter Walesa en statue de bronze –piètre finalisation pour ce qu’il convient, après L’Homme de marbre et L’Homme de fer, de considérer comme une trilogie. Au moins ne commet-il pas l’erreur de prétendre en avoir percé le secret. Parce que nous, les Polonais, ne comprenons toujours pas qui est, au fond, cet électricien moustachu qui refusa, lors de son internement, de lire l’encyclique de Jean-Paul II, en constatant bonnement : « Mais pourquoi la lirais-je ? Je suis d’accord sur tout avec le Saint Père ! » Et qui par ailleurs, chose curieuse pour quelqu’un qui fait preuve de si peu d’esprit critique, se révolte contre un empire et son idéologie. Nous savons seulement qu’il a eu l’intelligence de négocier pacifiquement notre liberté avec le Premier secrétaire du Parti, en lui agitant sous le nez un énorme stylo orné du portrait du pape.[/access]
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