La gauche peut-elle renouer avec l’électorat populaire, ou est-elle vouée à « rechercher le peuple désespérément », comme l’ont craint un moment Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin ? Le Parti socialiste, considéré comme la principale formation de gauche, retrouvera-t-il sa vocation originelle, ou laissera-t-il ouvriers et employés dériver vers les « populismes », pour demeurer ce qu’il est devenu : un parti de bobos ? C’est une question que l’on commence à se poser au PS. Certains ont fait mieux, en s’efforçant d’y répondre. S’arrachant aux « impensés de la gauche », un groupe d’intellectuels réunis autour de deux élus socialistes , nous livrent, à quelques mois du scrutin présidentiel, un véritable Plaidoyer pour une gauche populaire.
L’alarme fut donnée, au mois de mai dernier, par le désormais célèbre rapport de la Fondation Terra Nova . Celui-ci, semblant prendre acte d’une inexorable droitisation des couches populaires, prônait la construction artificielle d’un « peuple de substitution ». Naturellement acquis à la gauche, ce dernier serait constitué des jeunes, des diplômés, des femmes et des personnes « issues de la diversité ». Oublié, cet ouvrier blanc sans âge et sans diplôme supposé obtus, frileux, intolérant, et définitivement « lepenisé ».
Surréaliste ? Pas tant que ça. Pour Laurent Bouvet, la gauche est finalement très imprégnée de « cet idéal trentenaire en forme d’illusion, qu’est le multiculturalisme » et par le « libéralisme culturel et moral » qui va avec. Or cela n’est pas anodin. Outre qu’il semble difficile de gagner une élection présidentielle sans le peuple, même en agrégeant tous les particularismes à la mode, ce phénomène constitue un véritable renoncement de la gauche à sa vocation originelle. Car, si l’on en croit Jean-Claude Michéa, le libéralisme « de gauche » n’est pas meilleur que celui « de droite », chacun constituant l’une des faces – politique et culturelle pour l’un, économique pour l’autre – du même système.
Au bout du compte, le rapport de Terra Nova aura au moins permis de forcer l’émergence d’un débat, là où régnait depuis longtemps un consensus tacite. Il n’est plus tabou de vouloir reconquérir les « couches populaires et moyennes intégrées ». Car entre le bourgeois urbain soucieux de sortir du nucléaire et de s’alimenter bio et un lumpenprolétariat banlieusard sur lequel la gauche a pris l’habitude de se focaliser, il existe une France périphérique, rurale et périurbaine, décrite avec talent par Christophe Guilluy, qui demeure en quête de représentants. Alors qu’elle ignore depuis longtemps cette « cohorte de salariés déclassés qui, sans dépendre de l’assistance, se débattent dans l’univers quotidien des CDD, de l’intérim et des petits boulots », la gauche a en partie trahi sa raison d’être. Si elle remporte nombre de scrutins locaux, elle a aussi perdu beaucoup d’élections nationales. Doit-on rappeler qu’en 2002, seuls 13% des ouvriers ont voté pour Lionel Jospin ?
Les avocats de la gauche populaire ont en tout cas le mérite d’ouvrir les yeux sur l’insécurité macroéconomique qui tenaille cette France oubliée. Ils ciblent même l’une des principales causes : « l’incursion répétée de la globalisation dans (son) quotidien » (Philippe Guibert). S’il est vrai que la mondialisation fut parfois considérée comme heureuse, et qu’elle l’est peut-être encore pour « les élites mondialisées » décrites par Zygmunt Bauman, elle l’est moins pour les sédentaires involontaires, qui ne peuvent ni en bénéficier, ni la fuir. L’érosion rapide du pouvoir d’achat, l’épouvante générée par la financiarisation de l’économie et la concurrence d’immigrés tirant bien malgré eux le coût du travail vers le bas ne sont plus niées. Certes, on ne va pas jusqu’à proposer la « démondialisation », et l’on prend soin de rappeler que « la protection n’est pas le protectionnisme ». Pourtant, Alain Mergier en convient : une forme tenace d’insécurité « se rapporte aux rapports que la France entretient avec son extériorité, dominée par deux termes, l’Europe et la mondialisation ». La première est d’ailleurs perçue par les classes populaires – à juste raison – comme le cheval de Troie de la seconde.
Mais au-delà du discours sur les peurs économiques, qui, par chance, n’avait pas encore totalement déserté la pensée de gauche, apparaît une réflexion plus audacieuse encore. L’ouvrage s’attaque en effet sans tabou, et avec une lucidité qui rassérène, à ce phénomène nié plus encore qu’ignoré : le sentiment d’insécurité culturelle. Oui, il existe « une ouverture des frontières destructrices de l’identité nationale » (Bouvet). Oui, il y a une « déstabilisation des habitudes de vie quotidienne » (Mergier). Et oui, les couches populaires portent le deuil d’une l’époque où elles jouaient encore le rôle de « référent culturel » (Guilluy) au profit des nouveaux venus. On a beaucoup tu ces évidences par crainte d’être suspecté de populisme. Comme s’en désole Alain Finkielkraut, nous avons tant voulu respecter « toutes les cultures », que nous avons a oublié de défendre la nôtre : celle de la République, qui autorise le « vivre ensemble ». Faut-il continuer à camper sur des postures morales stériles pour s’éviter les foudres de professeurs de philosophie qui, tels un Raphaël Enthoven, traquent sans relâche un « discours sécuritaire » derrière chaque tentative de réflexion égalitaire ? Les chantres de la gauche populaire ont opté quant à eux pour l’abandon de la langue de bois. On préfèrera ici saluer leur démarche.
Il manquera peut-être à cet ouvrage une dimension économique. Si l’on choisit de renouer enfin avec le peuple, il ne suffit pas de se montrer ouvert à ses préoccupations. Il faut également lui proposer une alternative, pas seulement une alternance. Or comment envisager de guérir cette France malade sans se donner d’abord les moyens d’une politique économique volontariste ? Comment mettre en oeuvre une politique industrielle ambitieuse sans remettre en cause les dogmes libéraux qui l’asphyxient depuis trente ans ? Et sans croissance, comment envisager, enfin, de répartir plus équitablement les fruits de celle-ci ?
Il conviendra également de ne pas céder au syndrome de la « coalition victorieuse », qui frappe, justement, Terra Nova. Il ne s’agit pas seulement d’opposer le « vrai peuple » à celui de substitution, dans une simple optique de victoire électorale. Un candidat à l’élection présidentielle doit en effet s’adresser à la nation toute entière, qui est bien plus qu’une simple juxtaposition de cibles et de catégories.
Espérons en tout cas que ce Plaidoyer pour une gauche populaire rencontrera l’écho qu’il mérite auprès du candidat qu’il cherche à convaincre. Car c’est bien à François Hollande que ce texte est adressé. Celui-ci saura-t-il s’en saisir pour gagner l’élection ? Surtout, s’il l’emporte, saura-t-il le faire vraiment sien, afin de ne pas avoir gagné pour rien ?
Plaidoyer pour une gauche populaire. La gauche face à ses électeurs, L. Baumel et F. Kalfon (dir.), 2011.
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