Avant que Paris devienne un grand parc de loisirs, avant que les voies sur berge soient « libérées », avant que l’on décrète pompeusement que notre capitale est une « ville monde », avant que toute l’énergie politique parisienne soit épuisée par les abominables JO de 2024, avant tout cela Paris était une ville, et en son sein coulaient deux rivières.
On l’a peut-être oublié, car Sa Majesté la Seine, du fond de son lit, a toujours cherché à tirer la couverture à elle. Pourtant, elle eut jadis un affluent, qui se jetait en elle au niveau du Jardin des plantes, la Bièvre. Un cours d’eau modeste et non navigable, naissant à Guyancourt et cheminant par l’Essonne et le Val-de-Marne, avant de sillonner Paris, à travers les XIIIe et Ve arrondissements. Dans Les Feuilles d’automne, Victor Hugo chante la Bièvre et la douceur de sa vallée : « Ici durent longtemps les fleurs qui durent peu. » Rabelais, lui, dans Gargantua, décrit le festin d’écrevisses et de grenouilles que Ponocrates fait au bord de cette rivière.
Un cours d’eau abandonné à son triste sort
Très tôt les industries s’installèrent le long de la Bièvre, notamment dans le quartier des Gobelins à Paris, et les teinturiers et les tanneurs s’en servirent pour actionner leurs moulins, et rejeter dans son cours les résidus de leur production. Les bouchers y abandonnaient aussi carcasses et viscères. De ce fait, les poètes chantèrent également sa puanteur : « Et passons vite ce ruisseau. Est-ce de la boue ou de l’eau ? Est-ce de la suie ou de l’encre ? » interroge Claude Le Petit au xviie siècle. En 1914, Huysmans consacrera même un petit essai poétique au cours d’eau, dont il compare le destin à celui des [access capability= »lire_inedits »] femmes en ce début de xxe siècle : nées pures, et comme corrompues par le travail et la vie des villes. Avec l’avènement de l’hygiénisme, le sort de la Bièvre est scellé. La rivière diabolique est peu à peu couverte de remblai, recouverte de dalles, canalisée. La Bièvre, devenue tout à la fois rivière souterraine et égout, finit par être raccordée sur le réseau des eaux usées, et termine sa carrière dans une station d’épuration. Triste fin. La mémoire de la rivière enterrée, mais pas défunte, s’est peu à peu perdue.
Ces dernières années, les maires Tiberi et Delanoë ont porté de timides projets de « renaissance » de la Bièvre. Ils se sont tous heurtés aux réalités techniques et budgétaires : à Paris intra-muros, la rivière ne renaîtra pas de sitôt. Mais nous venons d’apprendre qu’une initiative financée par le Grand Paris pourrait rendre bientôt sa liberté à la Bièvre, largement assainie, sur les communes d’Arcueil et de Gentilly, à travers une mise au jour du cours d’eau et l’aménagement de berges. Reste à savoir si le projet sera à nouveau enterré, comme la Bièvre elle-même…[/access]
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