Le génial Italien avait parfaitement anticipé les temps qui sont les nôtres, y compris les récupérations dont il serait l’objet.
Cette semaine -il y a rarement une semaine où cela n’arrive pas- j’ai feuilleté les Pasolini de ma bibliothèque. La situation dans laquelle nous vivons depuis quelques mois est illisible, dangereuse. Un pouvoir presque absolu entre les mains d’un homme seul, un peuple qui fait sécession, des images que l’on croirait venues d’un pays sombrant dans un régime autoritaire alors que tous les membres du gouvernement ne peuvent plus se déplacer sans « casserolades » et portes dérobées ouvertes par des gardes du corps nerveux. Or, j’ai besoin, plus que jamais, pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, ce qui se passe vraiment, du Pasolini : des Ecrits corsaires, des Lettres luthériennes ou encore de Contre la télévision. C’est là que je retrouve de la manière la plus forte, une manière presque brutale, cette « vitalité désespérée » dont PPP (Pier Paolo Pasolini) parle dans sa Poésie en forme de rose.
Destruction de l’ancien monde
Je lis, par exemple, à la date du 11 juillet 1974 dans les Ecrits corsaires, que « la fièvre de la consommation est une fièvre d’obéissance à un ordre non énoncé ». Cet « ordre non énoncé » est encore là aujourd’hui, aussi fort, aussi tyrannique, dans toute l’Europe et sans doute dans tout l’Occident. « En ce moment la destruction de l’ancien monde, c’est-à-dire le monde réel, a lieu partout. L’irréalité s’étend à travers la spéculation immobilière du néocapitalisme ; au lieu d’une Italie belle et humaine, même si elle est pauvre, nous faisons maintenant face à quelque chose d’indéfini, et c’est peu de dire que c’est laid. » Aujourd’hui, numérisation du monde oblige, ça ne se limite plus à la spéculation immobilière, mais à l’ensemble des activités humaines.
Pasolini me force également à me poser sans cesse une question gênante, effrayante dans une certaine mesure, quand on vient d’un milieu progressiste. Comment se fait-il que toute critique radicale du monde d’aujourd’hui, de sa capacité à mettre en avant de fausses libérations pour faire oublier les vraies aliénations, nous force à une posture presque réactionnaire ? Pasolini comprend parfaitement cette ruse du système. Mais il ne cherche pas à la contourner. Son attitude consiste à dénoncer systématiquement « l’anarchisme du pouvoir » comme il qualifie ce qui se passe dans Salo, Salo étant la métaphore de cet hédonisme poussé à l’extrême, cet hédonisme suicidaire et dépressif qui continue à régner aujourd’hui. Et d’ajouter, dans son Carnet de notes pour une Orestie africaine : « Seuls les marxistes aiment le passé. »
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D’une certaine manière le malentendu qui voit Pasolini récupéré par la sphère néo-réac vient de là, comme pour Orwell d’ailleurs. Le passé, comme la nostalgie, sont en fait des moteurs révolutionnaires, pas un lieu pour déverser les aigreurs et les paniques devant un présent qu’on ne comprend plus. Se souvenir du monde, même imparfait, devant l’univers mal climatisé et très bien digitalisé qui est le nôtre, est évidemment une position subversive. On pourrait ainsi, au passage, expliquer que c’est la nature même du malentendu autour de Fabien Roussel, adoré par la droite qui ne votera jamais pour lui et honni par une fraction « éveillée » de la gauche ; Roussel, c’est par exemple, oui à la valeur travail, à la fierté ouvrière (le passé), mais non à l’exploitation que fait le libéralisme de cette fierté (le présent).
L’homme à abattre
PPP assume, il connaît les risques de l’hétérodoxie face à toutes les chapelles. Ils sont simples, évidents : vous devenez, au propre comme au figuré, l’homme à abattre. Il faut revenir à cet entretien que Pasolini donne la veille de sa mort : « Dis moi, maintenant, si le malade qui songe à sa santé passée est un nostalgique ? » qu’il conclut par un prophétique « Nous sommes tous en danger. »
Ce que Pasolini comprend avec 1968 et l’Italie des années 70 (qui est le laboratoire de l’Europe d’aujourd’hui où le vrai pouvoir s’exerce dans une transparence tellement aveuglante que le citoyen ne le voit plus), c’est que le progrès n’est qu’un leurre, en tout cas le progrès imposé dans le cadre d’une société de marché totalitaire. Cela ne se dit pas, cela est inconvenant. Tout est fait pour nous persuader que les sociétés de marché sont forcément, au contraire, des démocraties parfaites.
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Pasolini n’a de cesse de montrer qu’il n’en est rien. Big Brother nous regarde, mais surtout il veut qu’on le regarde, hier comme aujourd’hui. Et les chaînes infos, avec l’inflation du commentaire et la disparition des faits, si visible pendant cette crise des retraites, sont son bras armé. Pasolini le dénonçait déjà dans Sur la télévision : « Quand les ouvriers de Turin et de Milan commenceront à lutter aussi pour une réelle démocratisation de cet appareil fasciste qu’est la télé, on pourra réellement commencer à espérer. Mais tant que tous, bourgeois et ouvriers, s’amasseront devant leurs téléviseurs pour se laisser humilier de cette façon, il ne nous restera que l’impuissance du désespoir. »