Le second trait commun aux figures fantasmatiques du « pédophile », du « terroriste islamiste » et du « terroriste anarcho-autonome » est le flou absolu, la non-délimitation, qui témoignent bien du fait qu’il ne s’agit pas de concepts mais d’images fantasmatiques. Sous la même étiquette fourre-tout de « pédophile », on a vu comment on a pu amalgamer monstrueusement des actes incommensurablement différents et les conséquences qu’ont eues ces délires de suspicion institutionnalisés. La figure du « terroriste islamiste » a engendré la même suspicion illimitée, le même empoisonnement de la vie sociale. Dans le cas des « autonomes », le fait de ne pas posséder de téléphone portable devient pour la première fois l’un des éléments censés constituer un « crime terroriste ».
La brillante « opération Taïga », accomplie le 11 novembre à grands renforts de caméras, après un habile teasing politique et médiatique durant toute l’année précédente, a été saluée de toutes parts comme le résultat d’une enquête-éclair et triomphale. Pourtant, les perquisitions multiples, les 96 heures de garde à vue antiterroriste et les investigations des journalistes auprès de la population de Tarnac n’ont permis pour l’instant de n’établir qu’une seule certitude : si ces gens-là sont des terroristes, ce sont des terroristes d’un genre résolument nouveau. Des terroristes sans armes, sans bombes, ne tuant personne et négligeant même de lancer, ne serait-ce que pour la forme, le moindre appel au meurtre. En outre, les terroristes qui suscitent des comités de soutien villageois ne sont pas légion. La conclusion est sévère, mais elle s’impose : ces terroristes ne font pas leur boulot. Ils ne terrorisent personne.
Lors des sabotages de caténaires, on a pu lire dans la presse ce titre sobre, réaliste et judicieux : « Terreur à la SNCF ». On imagine fort bien, en effet, les scènes de terreur collective lorsqu’advient un événement aussi cauchemardesque que l’arrêt d’un train sur une voie. Les passagers sont paralysés d’horreur. Certains tombent à terre en pleurant, d’autres hurlent : « Le train n’avance plus ! », le visage déformé par l’épouvante. En revanche, l’arrivée au petit matin de 150 hommes encagoulés et de deux hélicoptères, venus assaillir une minuscule épicerie, le bistro du village et une ferme, ont dû remplir le cœur des 350 habitants de Tarnac d’un immense sentiment de paix, de sécurité et de douceur. Ils étaient enfin délivrés de la peur perpétuelle dans laquelle les plongeaient les fêtes communales et les concours d’échecs organisés par ces terrifiants « terroristes ». La population témoigne que leur seul crime, jusqu’à présent, a été de redonner vie à tout un village. Dans le monde réel, loin de l’empoisonnante fantasmagorie médiatico-policière, les cas de terreurs collectives provoquées par des épiciers restent tout de même assez rares.
Le concept de terrorisme n’a aucun sens en l’absence de populations terrorisées. Les « 300 autonomes français » qui, selon les déclarations du ministre de l’Intérieur, Michelle Alliot-Marie, « ne sont pas organisés » et « ne sont pas tous violents », ne suscitent à l’évidence aucune terreur en France. Si quelqu’un tente de faire peur au peuple français, ce ne sont pas les autonomes, mais le Ministère de l’intérieur et une grande partie des médias français. La seule actualité de la bande à Baader est d’ordre cinématographique. Le débat ne porte donc pas sur l’existence d’introuvables « terroristes anarcho-autonomes » en France, mais sur la loi Perben II de mars 2004, qui a rendu possibles de telles dérives.
C’est la loi Perben II qui a permis quelque chose de beaucoup plus grave et plus ahurissant encore que cette campagne médiatique : le fait que l’enquête ait été confiée à la Sous-direction antiterroriste de la police judiciaire, que ces jeunes gens, sur de simples présomptions, aient été placés quatre jours en garde à vue dans les locaux de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), à Levallois. En l’absence de preuves factuelles, rien ne justifie non plus leur mise en examen et leur détention. Rien n’explique qu’ils soient soumis à des procédures d’exception antiterroristes et ne soient pas jugés comme des citoyens à part entière, bénéficiant de leurs pleins droits de citoyens français. Ce sont tous les Français qui sont virtuellement dépossédés de leurs droits par un tel arbitraire. Cette affaire ne relève en rien du terrorisme et n’a pas à être traitée comme telle. Les politiques et les journalistes, ainsi que l’ensemble des citoyens français, ne peuvent pas accepter la banalisation de ces procédures antiterroristes qui remettent en cause toute notre tradition juridique et permettent non seulement d’accuser de terrorisme sans preuve à peu près n’importe qui, mais encore de le condamner à 10 ou 20 ans d’emprisonnement en l’absence de faits avérés, en se fondant sur la seule présomption d’une « intention terroriste ». Si les faits ne sont pas rapidement requalifiés et si un débat démocratique ne s’ouvre pas en France sur la loi Perben II et sur la possibilité de son abrogation, le peuple français pourra constater que ce ne sont pas à l’évidence les « 300 autonomes » qui sont responsables des plus graves sabotages de notre démocratie.
Le terrorisme et la gestion antiterroriste concernent tous les Français. Désirons-nous vraiment être 64 millions de « terroristes potentiels » ? Le terrorisme est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux « spécialistes ». J’en veux pour preuve cette affirmation d’un grand « spécialiste de l’antiterrorisme », lancée dans C dans l’air sur France 5 : « Ce sont des terroristes, puisqu’ils ont été déférés au Parquet antiterroriste ! »
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