Et si l’on cassait tous les thermomètres, est-ce que la fièvre disparaîtrait ? C’est à cette question enfantine que fait songer la proposition de loi enregistrée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 6 février 2013, « visant à rendre obligatoire l’exercice du droit de vote ». L’exposé des motifs est à lui seul un morceau d’anthologie : les auteurs de la proposition, parmi lesquels figurent les hérauts de la Droite populaire, Thierry Lazaro et Thierry Mariani, commencent par constater « la persistance de l’abstention à chaque scrutin, en dépit de tous les appels civiques qui invitent nos concitoyens à se rendre aux urnes », un phénomène qu’ils jugent « d’autant plus surprenant que les modalités de vote par procuration ont été assouplies ». Puis, après avoir rappelé, sur un ton qui fleure bon l’école primaire IIIe République, « que dans le passé, nombre de nos compatriotes se sont sacrifiés pour que notre démocratie reste française, libre, et que chacun de nos concitoyens puisse continuer à s’exprimer (…) en élisant ses représentants locaux et nationaux », les auteurs de la proposition en concluent que le vote, s’il est un droit, « doit être également un devoir en l’honneur et en mémoire de celles et de ceux qui ont versé leur sang pour notre Patrie ». « Aussi convient-il d’organiser le caractère obligatoire de l’exercice du droit de vote », qu’ils proposent, avec une audace inouïe, d’inscrire dans le code électoral, et d’assortir d’une amende de 15 €, pouvant monter jusqu’à 45€ en cas de récidive dans les cinq ans.
L’argumentaire avancé laisse un peu rêveur : l’ultime justification d’une démocratie à bout de souffle, la seule raison d’aller voter, serait donc d’honorer la mémoire de ceux qui, jadis, se sont sacrifiés pour faire reconnaître ce droit – et plus généralement, sans que l’on discerne bien la corrélation logique, de « celles et ceux qui ont versé leur sang pour notre patrie » ? Nul doute que Jeanne d’Arc, Bayard et d’Artagnan apprécieront l’hommage.
L’argument laisse rêveur, mais, finalement, il permet d’éclairer le problème : si l’on est obligé d’inventer au droit de vote des justifications aussi improbables, c’est parce qu’il ne représente plus grand-chose aux yeux de nos concitoyens. Et parce que l’abstention électorale est loin d’être un épiphénomène que l’on pourrait juguler en assouplissant « les modalités de vote par procuration » ou en la sanctionnant par une petite amende.
Du point de vue démocratique, l’abstention constitue en effet l’un des symptômes les plus préoccupants de la crise institutionnelle dans laquelle nous nous débattons depuis tant d’années. Une abstention qui, si l’on excepte le cas très particulier de la présidentielle, n’en finit pas de grimper toutes élections confondues, les législatives elles-mêmes, longtemps épargnées en raison de leur prestige, étant aujourd’hui de plus en plus touchées, comme l’ont confirmé les chiffres de participation de juin 2012.
L’abstention, affirment les politistes, peut résulter de deux causes opposées : il arrive qu’elle soit engendrée par le sentiment que tout va bien, et que l’on n’a donc pas de raison d’intervenir soi-même, étant parfaitement d’accord avec le système : c’est l’ « abstention consensus », longtemps observée en Suisse. Mais elle peut aussi procéder, à l’inverse, du sentiment qu’aucun candidat n’est à même de répondre aux attentes des citoyens : bref, de l’impression qu’il existe un décalage tellement massif entre l’offre et la demande qu’on ne voit pas pourquoi on ferait l’effort de participer à un jeu dont on sait qu’il est pipé, et que l’on n’a pas la moindre chance de gagner. Cette abstention protestataire est évidemment celle que l’on observe dans la France du début du XXIe siècle.
Or, ce sentiment de rupture entre le pays réel et le pays légal vient notamment de ce que le peuple a bien conscience de n’avoir pas voix au chapitre. Si l’on s’abstient, c’est parce que l’on pense que le vote n’a plus qu’une valeur symbolique – comme semblent d’ailleurs le confirmer les auteurs de la proposition de loi, en en faisant un moyen d’honorer la mémoire des anciens. Il n’a plus qu’une utilité résiduelle, les questions fondamentales, celles qui influent directement sur la vie des « gens », se traitant ailleurs, hors de leur présence. Le 30 octobre 2012, sur RTL, le ministre du travail Michel Sapin, interrogé sur le fait de soumettre au référendum un éventuel retour aux 39 heures, rétorqua sans une seconde d’hésitation, que si l’on commence à consulter les Français sur les questions importantes, on n’en a pas fini. C’est ce que d’autres ont répondu quelques mois plus tard à propos du « mariage pour tous ».
Et de fait, tout est là. Désormais, le peuple se contente d’élire des représentants. De désigner ceux qui pensent et qui décident à sa place. Pour ce qui est des questions importantes, même et surtout lorsqu’elles le concernent au premier chef, ce sont (au mieux) ses élus qui auront à trancher. Dans ces conditions, pourquoi aller aux urnes ? Mais réciproquement, comment continuer à parler, sérieusement, de démocratie ?
Voilà pourquoi la proposition d’instaurer un vote obligatoire paraît au fond si dérisoire. Tout ce qu’elle pourrait faire, c’est tenter de dissimuler une réalité insupportable : cachez ce sein que je ne saurais voir. Le tenter, mais sans la moindre chance d’y parvenir : vu la gravité et la profondeur du phénomène, cette mesurette pleine de bons sentiments aurait plutôt pour effet de le mettre en relief – et d’autant plus cruellement que le recouvrement d’une telle amende, infligée à des millions de personnes au même moment, ajouterait une touche surréaliste à cette petite comédie.
*Photo : http://www.samcatchesides.com/
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