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Voir Medellin et mourir?

Le carnet de voyage de Julien San Frax


Voir Medellin et mourir?
Medellín, deuxième ville la plus peuplée de Colombie derrière Bogota, veut attirer les touristes, 2024 © Julien San Frax

Le marketing numérique, en 2024, parvient à promouvoir n’importe quelle métropole, même la plus moche. Témoin Medellin, deuxième ville de Colombie par la taille, après la capitale Bogota: allègrement « vendue » aux touristes, elle n’en reste pas moins un enfer urbain. Reportage.


Medellin est à La Vierge des tueurs ce que Mompos est à Cent ans de solitude, le chef-d’œuvre de Garcia Marquez: la ville comme personnage central. Paru en Colombie en 1994, La Virgen de los sicarios, court roman de Fernando Vallejo (1942-…), a bénéficié quelques années plus tard d’une éclatante adaptation à l’écran, par l’émérite cinéaste franco-suisse Barbet Schroeder (cf. Le Mystère von Bulow, Général Idi Amin Dada, etc.)

À Medellin, capitale colombienne de la drogue, le narrateur, un grammairien vieillissant et désabusé, s’éprend d’un éphèbe à la gâchette facile, Alexis. Lequel finit lui-même occis sous les balles de ces spadassins, adolescents en selle qui terrorisent la rue. Désespéré, l’amant chenu tente de consoler son deuil dans les bras de Wilmar, un garçon ressemblant trait pour trait au défunt Alexis. Mais ce sera pour reconnaître bientôt en Wilmar l’assassin de son bien-aimé : d’une écriture trempée dans le vitriol, l’allégorie grinçante, apocalyptique, vertigineuse de cette Babel de la guérilla, sous l’emprise du narcotrafic.

Escobar n’est plus

Le baron de la coke Pablo Escobar (1949-1993) a passé l’arme à gauche : en 2024, Medellin offre un visage pacifié – en apparence. Au creux de cette vallée de l’Aburra, la deuxième métropole du pays après Bogota dresse ses innombrables tours couleur brique, fichées comme autant de pics dans cette jungle urbaine encaissée au pied d’un cirque de montagnes, sur les pentes desquelles s’accroche ces comunas, l’équivalent des favelas brésiliennes, noyées dans la vapeur d’un ciel laiteux où courent de gros nuages moites.

L’« éternel printemps » dont se targue volontiers le chef-lieu de la région de Antioquia, cité tentaculaire de quatre millions d’habitants in extenso,  n’est qu’un bouillon de culture baignant dans la verte luxuriance tropicale, maelstrom mijotant dans sa cuvette attiédie. Y mugit un monstrueux trafic de voitures, de taxis carapaçonnés de jaune, de deux-roues slalomant dans un perpétuel embouteillage. Le rio grisâtre qui serpente dans Medellin a quasi disparu sous le béton. Tout comme le patrimoine « colonial » dont les vestiges, aussi rares que clairsemés, sont submergés par l’architecture sans qualité propre à notre temps.  


 La bouillonnante métropole s’enorgueillit certes de deux flambantes lignes de métro à ciel ouvert, lesquelles, sur les axes nord-sud et est-ouest, assurent la jonction avec les banlieues, tandis que les fameux téléphériques urbains, sous l’appellation de Metrocable, suspendent leurs nacelles jusque vers les barrios déshérités dont, la nuit, scintillent dans les hauteurs la myriade des petites ampoules. A l’enseigne du Street Art, – ce que le badigeon est à la peinture -, Medellin a réussi l’exploit de vous « vendre » les graffitis muraux de la Comuna 13, ancienne zone de non-droit mise en coupe réglée par les narcos, comme le signe de sa renaissance urbaine. Au pays du « réalisme magique », le Street Art se voit donc investi de je ne sais quelle vertu propitiatoire.  Moyennant quoi, le quartier, équipé d’escalators, arraisonné par la cupidité de guides autoproclamés, n’est qu’un alignement de boutiques de souvenirs et de gargotes en terrasses, soumises au diktat des décibels. Le lieu revêt le même caractère d’artifice mercantile que la butte Montmartre – en pire.

C’est au sud de la ville, dans le quartier d’El Poblado, que se concentre, sous haute sécurité policière, la frénésie diurne et surtout nocturne, dont la Calle 10 est l’épine dorsale, Provenza l’œil du cyclone, les Parque Lleras ou Poblado les souffreteuses clairières. Dans les hauts de Poblado, à distance de cette fièvre qui sature chaque fin de semaine l’espace public, se réfugient les nantis de cette ville trouée d’énormes poches de misère. C’est d’ailleurs dans ces parages cadenassés par des vigiles que les dividendes du mythe Escobar fructifient toujours dans les mains du frère et du neveu. Lesquels n’hésitent pas à rançonner au prix fort la visite guidée de ses anciennes villégiatures, maisons-musées dévouées au pèlerinage hagiographique, pâle contremodèle du très officiel Museo Casa de la Memoria. Qui, lui, reconstitue l’interminable scène de crime dont Medellin fait mine d’être sortie.


Femelle pour l’essentiel, la prostitution qui gangrène El Poblado est essentiellement contrôlée, en 2024, par les mêmes gangs qui supervisent le narcotrafic du pays, rappelons-le, toujours premier producteur mondial de cocaïne. Frederico Gutierrez, le maire conservateur qui, depuis janvier, a pris la succession de l’édile de gauche Daniel Quintero, paraît décidé à soumettre ce fief : la ville repartait dangereusement à vau l’eau.

Mini-Disneyland

En surchauffe, Medellin n’a certes pas gagné le concours de beauté. En plein centre, dans ce Parque Berrio où se traînent les junkies en manque, faune mêlée à celle des touristes qui se selfisent devant les bronzes callipyges de l’inévitable Botero, le Palacio de la Cultura, bâtiment construit par un architecte belge dans les années 1920 mais jamais achevé en totalité, dresse sa sinistre silhouette néo-gothique tronquée, noire et blanche comme un jeu de dames. Paradoxe de ces métropoles latino-américaines si jalouses de leur histoire, mais qui n’ont à proposer, pour seul patrimoine architectural digne de ce nom, que les opulents vestiges de l’éclectisme européen d’une part, et le précieux reliquat de l’antique puissance coloniale d’autre part.  

Au point que sur les hauteurs de la colline de Nutibara, au cœur même de la désolante vastitude urbaine sur quoi la vue plonge, la municipalité ne s’est pas privée de reconstituer un petit village traditionnel type. Ouvert depuis 1978, Pueblito Paisa, réplique en toc d’un bled colonial d’Antioquia imaginaire – avec sa fontaine, son église, son école et son salon de coiffure – attire en nombre les touristes locaux, manifestement ravis d’arpenter l’artifice idéalisé de ce mini-Disneyland de la ruralité perdue : pour faire un peu moins faux, n’y manqueraient que les bestiaux, l’odeur des foins et les campesinos en haillons.


Pourtant, à une heure de bus collectivo depuis le Terminal del Norte qu’on gagne en taxi pour une liasse de pesos, Santa Fe de Antioquia, l’ancienne capitale régionale détrônée par Medellin en 1826, n’a rien d’un artefact. Authentique bourgade de vingt-mille âmes, presque demeurée dans son jus, c’est, en réalité, un village hispanique : transplanté là, tel quel, avec sa place centrale carrée qu’orne une cathédrale XVIIIe, avec ses couvents, ses églises, ses maisons sans étage coiffées de tuiles romaines, aux murs chaulés de blanc que percent de ravissantes fenêtres à claustras en bois peint…

Faire-valoir national, certes, désormais envahi de boutiques-hôtels et de restaurants à la gastronomie fusion, et parcouru de norias de mototaxis pétaradant sur ses vieux pavés. Le gros village draine, en période de vacances, des foules de touristes – au reste majoritairement autochtones, car le marketing numérique, pièce maîtresse du dispositif colombien de communication « loisirs » à l’international, peine encore à faire prendre des vessies pour des lanternes. Mais au moins, la pierre ne ment pas, comme disait l’autre. Au rebours de la contrition masochiste de l’Occident à l’endroit de son propre génie s’impose donc ici le témoignage édifiant de ce que la Colombie doit au Vieux Continent : l’antique civilisation européenne, dernier paradis sur Terre, lance ses brandons jusqu’à Antioquia. Medellin la moche a de quoi être jalouse.


Vols quotidiens Air France/ Avianca, Paris – Medellin via Bogota.

Guide en français Lonely Planet Colombie (édition 2022)

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Se loger :

À Medellin: Binn Hôtel. www.binnhotel.com

À Santa Fe de Antioquia: Hôtel Mariscal Robledo. https://hotelmariscalrobledo.com

À lire:

La Vierge des tueurs, roman de Fernando Vallejo. Belfond, éd. Paris.

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À voir :

La Virgen de los sicarios / La Vierge des tueurs. Film de Barbet Schroeder (1999), France/Espagne/Colombie, durée : 1h41. En DVD/Blu-ray chez Carlotta Films.

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Sur Netflix, l’excellente série Narcos (2015), du cinéaste brésilien José Padilha.



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