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Voir Abbottabad et mourir


Abbottabad
Abbottabad, son World Trade Center.

Le 2 mai, sur les coups de 1 h 30 du matin, la petite ville pakistanaise d’Abbottabad a connu la nuit la plus agitée de son histoire. Je ne veux pas détruire une réputation mais, la plupart du temps, il ne se passe pas grand chose à Abbottabad. Il y a bien une garnison et une académie militaire – l’une des toutes premières du pays. Mais, comme là-bas le troufion pakistanais picole encore moins que l’élève officier, l’Abbottabadais moyen ne court pas le risque d’être réveillé en pleine nuit par des grappes de bidasses en bordée, pissant tout leur saoul et braillant à tue-tête la version ourdoue du Curé de Camaret – qui doit, là-bas, faire imam à Shekhupura ou à Bahawalpur, enfin curé d’un bled paumé qui trompe son ennui en comptant ses Bretons, ses menhirs et son port de pêche. On s’emmerde ferme à Abbottabad.

Et puis, le 2 mai, en pleine nuit, tout a basculé. Des hélicos, des tirs. En moins d’une heure, tout était plié : Abbottabad se retrouvait, sans même être sortie de son sommeil, au centre de l’actualité mondiale. Il y a des municipalités, partout dans le monde, qui tentent, par tous les moyens, de faire parler d’elles. Elles organisent kermesses bio, festivals d’art contemporain, vide-grenier et courses en sac – souvent les trois en même temps –, attendant la consécration de l’entrefilet placé ailleurs que dans les pages nécrologiques du canard du coin. Quand on songe ce qu’il faut d’efforts et de ténacité au moindre patelin pour bénéficier d’une couverture médiatique de niveau cantonal, on se dit qu’à Abbottabad on a le cul bordé de nouilles. Bertrand Delanoë se serait trouvé maire d’Abbottabad qu’il n’aurait pas manqué l’occasion. Une djihad pride, peut-être. Un Abbottabad-Plages, sans doute – le sable ne manque pas. Ce qu’il faut, c’est accompagner le mouvement avec de l’événementiel et ne pas trop se poser de questions.

Des questions, Washington ne s’en pose pas beaucoup en ce moment. Enfin si, la Maison Blanche s’en pose justement trop pour qu’elles soient totalement honnêtes. Tout a commencé lorsque l’Administration Obama a dépêché son porte-parole pour expliquer quel soin l’US Navy avait pris à respecter scrupuleusement les prescriptions musulmanes en matière d’obsèques. On s’assied sur le cinquième Commandement (« Tu ne tueras point »), mais on a ses scrupules de chaisières : et vas-y que je te toilettemortuairise le mort, que je te l’enlinceule et que je te le balance par-dessus bord. Manque de bol, le cadavre musulman, comme son homologue juif et chrétien, n’aime pas nager. Il préfère la terre. Plates excuses : on ne savait pas, vous savez, nos boys ont beau être américains, ça reste des militaires.

Puis, voilà qu’on en vient à annoncer que l’Administration va prochainement rendre publique une photo du mort. On serait même en train de la choisir. On hésite, on tergiverse. Jay Carney, porte-parole de la Maison Blanche, va jusqu’à déclarer que la photo de la dépouille est « atroce ». Du coup, on est moins scrupuleux sur l’islam et ses réticences à la photographie et à la représentation du vivant, fût-il un peu mort d’ailleurs… Puis, Barack Obama intervient himself et décide de ne pas montrer les photos, tandis que Sarah Palin réclame de voir le trophée.

Soins mortuaires, choix de la photo du macchabée, les précisions apportées par Washington peuvent paraître étranges, pour ne pas dire saugrenues. Mais là n’est pas l’essentiel. Elles occultent une autre question qu’on ose à peine se poser : pourquoi avoir exécuté aussi expéditivement Ben Laden ?

On comprend volontiers que l’opinion publique américaine ait voulu se payer la peau de ce salaud commanditaire de la tragédie du 11 septembre 2001. La vengeance est un sentiment naturel, et la mort appelle la mort. Mais la légitimité de la vengeance populaire n’est pas la légitimité des Etats. Les Etats ont précisément été institués à une fin : que la vendetta ne soit pas la règle et que ne règne pas universellement la loi de la guerre de tous contre tous.

Ainsi le procès de Nuremberg a-t-il représenté le summum de l’idée suivant laquelle le droit doit toujours l’emporter sur la barbarie. Quelques années plus tard, le procès de Tokyo a jugé, de mai 1946 à novembre 1948, les criminels de guerre nippons – Hiro-Hito et la famille impériale en étant exemptés par Douglas MacArthur pour des raisons de realpolitik. Dans l’un et l’autre cas, l’Administration américaine aurait pu procéder comme elle vient de le faire au Pakistan : nul n’aurait versé une seule larme pour le maréchal Goering ou le général Yamashita. Le tribut du sang payé par les Etats-Unis dans la guerre contre les Allemands et contre les Japonais était sans commune mesure avec les attentats du 11 septembre 2001, aussi effroyables furent-ils. Or, dans l’immédiate après-guerre, ce fut réellement la force des Etats-Unis de ne pas céder à la vengeance, mais de réclamer justice. Toute la justice, rien que la justice.

Si l’on comprend bien ce qui vient de se passer au Pakistan, Barack Obama vient d’adresser au monde un message : la page ouverte lors du procès de Nuremberg est, désormais, tournée. Le président américain a eu beau pleurnicher, pendant sa campagne, sur le sort que G.W. Bush réservait aux prisonniers de Guantanamo, il ne fait pas mieux aujourd’hui. Il sonne le glas de la justice pénale internationale et porte un coup décisif à l’idée que les droits de l’Homme sont incompatibles avec l’action directe.

Evidemment, les droits de l’Homme, Oussama Ben Laden s’en moquait comme de sa première djellaba ; il n’était pas le dernier à en refuser les avantages à ses innombrables victimes. C’est justement parce qu’il les niait et les réfutait qu’il fallait lui en faire pleinement bénéficier. Cela s’appelle le triomphe de la civilisation sur la barbarie.

On dira, bien entendu, que ce ne sont là que des questions de grands principes. Et l’on aura raison, parce que ce sont des questions de principes.

Parlons donc renseignement, raison d’Etat et autres utilités. Quand on met la main sur l’ennemi public n° 1, on n’a rien à lui demander ? On n’a pas une petite discute à se taper avec lui, en poussant la convivialité à trinquer avec lui au penthotal, dans une cave à peine éclairée par une gégène dont la frêle lueur invite à la confidence ? On n’a pas à lui extorquer, par tous les moyens, des informations qui seraient utiles, par exemple, au démantèlement de son organisation ou à la prévention d’actes terroristes à venir ?

Visiblement, la priorité de l’opération menée le 2 mai au Pakistan ne concernait donc ni le renseignement ni la lutte antiterroriste. Abattre Ben Laden était un objectif politique et militaire en soi. Ce que l’on peut donc juste savoir, c’est que Barack Obama a satisfait la soif de vengeance de son opinion publique. Cela valait bien un détour par Abbottabad, charmante bourgade, un peu ennuyeuse.



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