« Voilée et féministe » : le « en même temps » a atteint sa cote d’alerte. Il est urgent de ré-expliquer à un certain ex-élève d’Henri-IV, le prétendu lycée de l’élite, les fondamentaux de l’aliénation. Il ne sera pas dit que Causeur, qui est contre tout ce qui est pour et pour tout ce qui est contre, est incapable de faire un petit cours de marxisme appliqué.
« La religion est l’opium du peuple », dit Marx. On connaît la formule (on ne dira jamais assez que Marx est un formidable écrivain, qui manie la métaphore comme personne), mais on ignore souvent qu’elle est tirée d’une analyse très serrée qui se trouve dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, parue en 1843. Voici le texte complet — les grandes fonctions exercées par notre mauvais élève ont pu le lui faire oublier :
« Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers. La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel. La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. »
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Les Grecs, auxquels il faut toujours revenir parce qu’ils ont tout pensé, avaient compris depuis lurette que les hommes ont fait les dieux à leur image — et non le contraire. Ceux qui ont réalisé cette ingénierie sociale qu’on appelle « religion » avaient un projet : dominer le peuple, qui a toujours été l’objet de manipulations — parce qu’au fond, il fait peur.
C’est ce qu’exprime Marx à la première phrase : « C’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme ».
Et cet homme, dirait Aristote, est un « zoon politikon », un animal politique. Il n’existe pas en dehors des interactions qui le relient à ses congénères : « L’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. » Une femme voilée n’est pas un être indépendant de ses coreligionnaires, elle en est l’émanation. Au moment même où elle se croit libre, elle est totalement asservie. « Aliénée », dirait le Marx du Capital, c’est-à-dire « étrangère à elle-même ». La religion vous rend « alien » à vous-même, vous devenez un monstre autophage.
Lorsque Marx explique que la religion est « la réalisation fantastique de l’être humain », il faut, comprendre « fantasmatique » : l’être religieux asservi a le fantasme d’être achevé, complet, au moment même où il est dépossédé. Ce qui exprime le mieux cet objectif de la pensée religieuse, c’est l’expérience mystique, celle de Thérèse d’Avila, de Catherine de Sienne ou de Jean de la Croix — et j’avoue, qu’en dehors de ces formes extrêmes, seules honorables parce qu’elles vont au bout de la dépossession de soi, je ne vois dans la religion qu’un processus politique de mise en esclavage. Et dans le voile le symbole de cet asservissement.
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Qu’une femme voilée prétende être féministe est la cerise sur le gâteau, le pompon sur le béret — et une contradiction dans les termes. Que certaines féministes actuelles, au nom de l’intersectionnalité des luttes, revendiquent pour les musulmanes le droit à l’aliénation la plus abjecte, en ce qu’elle consent à ne voir dans la femme qu’un objet de désir à soustraire à l’avidité du désir masculin, prouve au mieux l’inculture, au pire la jobardise de nos nouvelles chiennes de garde. Qu’un candidat à la présidentielle en fasse ses choux gras, est, sans doute de bonne guerre électorale, mais ne plaide guère en faveur de son intellect. Une femme voilée est une femme dominée, contrainte à l’insu de son plein gré à la « servitude volontaire » dont parle par ailleurs La Boétie.
Evidemment, faisons la part du masochisme. « Voyez un peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes », s’exclame Martine, l’épouse de Sganarelle, au début du Médecin malgré lui. Et de préciser : « Il me plaît à moi d’être battue » (acte I, scène 2).
J’attends qu’une femme voilée dise tout haut : « Il me plaît d’être humiliée, dégradée, considérée comme un objet qui doit s’excuser sans cesse d’aiguiser le désir masculin, cacher ses cheveux, dissimuler son visage, gommer ses formes, se taire et accessoirement recevoir un tiers de l’héritage, pas la moitié, car enfin, comme disait à la jeune Agnès ce grand misogyne d’Arnolphe dans l’Ecole des femmes :
« Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :
L’une est moitié suprême et l’autre subalterne ;
L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne. »
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Oui — mais Molière écrivait cela, en se moquant, en 1662. Et voici que certains répètent au premier degré que « du côté de la barbe est la toute-puissance » — la barbe, simplement, est devenue elle-même un symbole religieux.
Quant à savoir s’il faut interdire ou non le voile dans l’espace public, c’est une autre histoire. Je ne suis même pas sûr que ce soit au peuple, aliéné par définition, d’en décider. Le recours au référendum n’est pas la panacée que l’on croit, c’est juste la possibilité de faire éclore ce que l’homme a de plus bas et de plus instinctif, et notre vision moderne de la démocratie est juste la capacité de flatter ces bas instincts.
Que l’on prétende, pour draguer les électeurs de Mélenchon, que le port du voile est compatible avec le féminisme — qui n’existe pas s’il n’est pas aspiration à libérer la femme de toutes les tutelles —, est une carabistouille qui ne ferait pas illusion dix secondes dans un devoir de khâgne — pas chez un bon élève en tout cas.
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PS. Je supplie mes lecteurs de considérer que Marx est un formidable philosophe, qui post mortem a servi de prétexte à l’idéologie la plus meurtrière du XXe siècle — à son corps défendant. Il n’y a aucun rapport entre marxisme et communisme (ou socialisme), les uns et les autres ignorent la vraie pensée de Marx de la même façon que, nombre de musulmans, parce qu’ils ne lisent pas l’arabe classique, ignorent tout à fait ce qui est écrit dans le Coran. Il a fallu l’Humanisme pour que l’on se soucie de ce qui était réellement écrit dans la Bible. Mais l’islam n’en est pas encore à faire son aggiornamento — sans parler de son Vatican II.