Accueil Édition Abonné « La destruction morale, intellectuelle, artistique, culturelle de la Russie, c’est Poutine »

« La destruction morale, intellectuelle, artistique, culturelle de la Russie, c’est Poutine »

Entretien avec Jean-François Colosimo


« La destruction morale, intellectuelle, artistique, culturelle de la Russie, c’est Poutine »
Moscou, QG de la campagne de Vladimir Poutine, 17 mars 2024 © Sergei Bobylev/TASS/Sipa USA/SIPA

Le 16 février, peu de temps avant le deuxième anniversaire de la guerre en Ukraine, on apprenait la mort, à 47 ans, d’Alexeï Navalny, le plus célèbre des prisonniers politiques russes. Le mystère reste entier sur les causes du décès, survenu dans un centre pénitentiaire situé en Iamalie, au nord de l’Oural. Mais pour Jean-François Colosimo, le crime d’État ne fait pas de doute. Et les raisons de résister au régime n’en sont que plus pressantes. «Ioulia Navalny peut faire chuter le régime de Vladimir Poutine», nous dit-il. Grand entretien.


Dernière minute ! Vladimir Poutine vient d’être réélu, sans surprise, président de la Russie, avec 87% des voix. Au commandes depuis 1999, le boss du Kremin obtient un nouveau mandat de six ans, et va ainsi dépasser en longévité Staline. Félicitations ! •

Causeur. Qu’avez-vous ressenti quand vous avez appris la mort d’Alexeï Navalny ?

Jean-François Colosimo. L’heure de la mort, la nôtre, celle des autres, demeure l’irréductible inconnue de nos existences. Dans le cas de Navalny, on la savait néanmoins annoncée, proche, fatidique. Quiconque n’entretient aucune illusion, idiote ou servile, sur le régime criminel, terroriste et mafieux de Poutine s’attendait à cette échéance inéluctable. Ce qui n’a pas empêché une immense tristesse à voir une fois de plus triompher l’iniquité et, au moins dans l’instant, l’impunité. Puis est venue la colère, vite balayée par l’évidence que ce sacrifice volontaire constitue un testament impératif. Dans un entretien promis à être diffusé à titre posthume, à la question évoquant sa possible disparition, Alexeï Navalny avait déjà répondu : « Un pouvoir qui tue ses opposants est un pouvoir faible. Ne lâchez rien ! »

Qui était et que représentait selon vous Alexeï Navalny aux yeux de Vladimir Poutine ?

Vladimir Poutine redoutait Navalny au point de refuser de prononcer publiquement son nom, dans un de ces exorcismes superstitieux propres aux tyrans qui croient que nier la réalité suffit à l’annuler. C’est qu’en ancien du KGB, le fossile Poutine n’avait pas manqué de percevoir dans l’événement Navalny le spectre de sa propre fin. Isolé dans son bunker, heureux d’être désinformé par des courtisans lèche-bottes, se délectant des tristes pitreries télévisées d’idéologues fanatisés à son gré, recevant en secret des chamans sibériens censés lui procurer la longévité, voire l’immortalité, le sectateur de Staline ne cesse de repasser dans son cerveau l’issue qui le hante, la sortie dégradante des Milosevic, Saddam, Kadhafi et consorts. Cette réjection définitive dans les enfers de l’histoire dont Navalny, en tant qu’icône christique, pascale et si ataviquement russe du juste revenu d’entre les morts, était le messager.

Y avait-il des explications plus objectives et politiques à cette sorte de crainte sacrée ?

Bien sûr. Au contraire des autres opposants, Navalny était un architecte de la résistance politique. Il avait maillé le territoire physique en implantant des relais dans l’ensemble des centres urbains. Il avait gagné la jeunesse en s’emparant du territoire mental des réseaux sociaux. Il avait résumé la lutte à un simple slogan assimilable par tous : « En finir avec un pouvoir voleur et corrupteur. » Et une pratique efficace : le vote intelligent, se reporter massivement sur le candidat non gouvernemental le mieux placé. Enfin, il avait fait rire les Russes de leur malheur par ses clips où, utilisant les ressorts de la culture populaire contemporaine, dont le cinéma, il piégeait le pouvoir, montrait l’arroseur arrosé, illustrait sa bêtise et son impuissance, redonnant ainsi de l’espérance, ce dopant des rébellions. Parce que Navalny était le seul à pouvoir le renverser, Poutine voulait donc qu’il meure. Mais en décidant sciemment de rentrer en Russie, en sachant l’inexorable sort qui l’attendait, Navalny a transformé le hachoir de Poutine en un pathétique hochet.

Avez-vous des informations sur la manière dont la mort d’Alexeï Navalny a été vécue par la population russe ?

Les Russes qui ne sont pas lobotomisés par une propagande vertigineuse martelant que l’Occident veut les exterminer ont manifesté leur deuil sur le mode religieux d’obsèques nationales arrachées à la répression. Ils se sont rendus de ville en ville auprès des modestes stèles érigées par la fondation Memorial pour dissiper l’amnésie d’État et commémorer les ombres du Goulag. Afin de déposer, sur la neige, des fleurs à la gloire du héros. Avec l’assurance d’être identifiés par reconnaissance faciale, convoqués le lendemain au commissariat, dépêchés le surlendemain devant le tribunal pour « antipatriotisme, extrémisme, apologie du nazisme ». Et de finir en prison. Autre signe majeur, les opposants russes à l’étranger l’étranger ont tu leurs chicaneries d’exilés pour saluer d’une même voix un courage qui les oblige.

Cependant, ces opposants qui osent honorer Nalvany ne sont-ils pas cruellement minoritaires ?

Peut-être. Pour l’instant. En raison de soixante-dix ans de barbarie dont nous voyons défiler le remake en accéléré. Mais, minoritaire, le parti bolchévique l’était lors de son putsch de 1917, avant de nourrir les rangs de la Tchéka des pires prisonniers de droit commun entachés de sang, un type de recrutement qui a repris récemment. Et le syndicat du meurtre, héritier des organes secrets, qui tient aujourd’hui le Kremlin est encore plus marginal en nombre. Nous avons laissé Poutine et les siens refaire de la Russie, le plus grand pays du monde en superficie, un immense camp concentrationnaire. Nous le laissons désormais la changer en une gigantesque Corée du Nord. Quelle bonne conscience, chez nous, se sentirait en droit de donner une leçon à ces broyés qui risquent l’infime part de liberté qu’il leur reste afin d’honorer un mort selon leur cœur ?

Joe Biden tient Vladimir Poutine pour responsable du décès d’Alexeï Navalny, et Justin Trudeau a même accusé le président russe d’assassinat. Quel est votre avis dans cette affaire ?

La projection en plein visage d’un acide aveuglant en 2017, la première tentative d’empoisonnement ratée en 2019, l’exposition normalement létale au Novitchok en 2020 qu’a subies Alexeï Navalny, qui les a commanditées ? De 2006 à 2022, dans la série des assassinats à ce jour impunis de journalistes ou d’avocats tels qu’Anna Politkovskaïa, Stanislav Markelov, Anastasia Babourova, Natalia Estemirova, Sergueï Magnitski, Mikhaïl Beketov, du transfuge Alexandre Litvinenko, de l’opposant Boris Nemtsov, qui a donné le feu vert ? À partir de 2022, dans la séquence des morts brutales et inexpliquées d’affairistes ou militaires proches du régime, mais réputés insuffisamment bellicistes, dont Ravil, Maganov, Anatoly Gerashchenko, Ivan Pechorin, pour citer trois noms parmi une quarantaine, qui a levé leur protection ? Et, dans un registre différent, mais selon la même logique, Evgueni Prigojine, le chef des mercenaires Wagner, le satrape incontrôlable, le marcheur sur Moscou, volatilisé dans les airs avec son jet le 23 août 2023, qui avait-il offensé ? Tous ont été soumis à la peine capitale, car la moindre contestation du boss Poutine relève de la haute trahison de l’État-gangster. Les services sont là pour éliminer les contestataires. Non sans une insistance ridicule à vouloir s’en disculper. Les agents du FSIN, la division carcérale du FSB, venus spécialement de Moscou le 15 février, présents et actifs dans la colonie pénitentiaire de l’Arctique où était détenu Navalny tout ce jour, veille de l’annonce de sa disparition, ont ainsi inventé pour justifier son décès une surréaliste « mort subite du prisonnier ». Avaler de tels mensonges, ce n’est pas être crédule, c’est être complice.

En 2021, vous déclariez dans nos colonnes au sujet d’Alexeï Navalny : « Son aura héroïque, conquise de haute lutte, ne saurait gommer son activisme politique, marqué par une décennie de zigzags. » Depuis que vous avez tenu ces propos, les forces russes ont envahi l’Ukraine et Navalny est mort. Ces événements vous conduisent-ils à moins de sévérité envers lui ?

La sévérité dont vous faites état, et je vous en remercie car j’ai en effet à m’en expliquer, s’adressait moins à lui qu’à nos inféodés à l’occidentalisme libéral, les vassaux de Washington qui professent une ukrainophilie intéressée, de circonstance comme de façade, et une russophobie hystérisée, inculte, irrationnelle et masque de leur esprit manichéen de croisés. Kiev ne leur importe que comme une extension de troisième zone du marché global. Moscou, essentialisée comme le Mal, doit disparaître. J’entendais donc rappeler le passé de Navalny à ces doctes ignorants aux rabâchages aussi inoffensifs pour les despotes qu’ennuyeux pour les lecteurs. Les voici qui, subitement, après la tentative d’empoisonnement, s’accaparaient sa vertu pour l’instrumentaliser au service de leurs gesticulations. Alors que Navalny était devenu un témoin incarné de la liberté en conséquence d’une passion originellement illimitée pour son pays, extrême et forcément excessive, à l’instar de n’importe quel amour de jeunesse. C’était l’aura ultime et désormais incessible de l’homme que j’annonçais qu’il fallait retenir dans mon intervention. Celle que scelle l’écrivain Dmitri Gloukhovski, évoquant le 16 février 2024 un « individu ordinaire pétri de contradictions », devenu « par sa mort de martyr », la figure vivante d’« un héros impeccable des mythes antiques, voire du récit biblique ».

N’y aurait-il que les ultralibéraux à blâmer ?

Certainement pas ! Ils ont pour pendants les idolâtres de la force, les adorateurs de l’actuel maître du Kremlin. Ces gogos doivent le distraire à se laisser hypnotiser par ses fadaises sur la défense de la foi, de l’ordre, de la famille. Or, à rebours de ses trucages et de leurs fantasmes, la liquidation du peuple russe, la déchristianisation de l’orthodoxie russe, la destruction morale, intellectuelle, artistique, culturelle de la Russie, c’est Poutine. Le Russe patriote, c’est Navalny, non pas son empoisonneur.

Alexeï Navalny entouré de sa femme Ioulia et de leurs enfants à l’hôpital de la Charité, Berlin, 15 septembre 2020. Image : Shutterstock/Sipa

Qui pour incarner maintenant la résistance à Vladimir Poutine ?

Ioulia Navalny est là. Elle nous épargne ses larmes, elle qui a partagé et parfois guidé les combats de son défunt époux. À la différence d’Antigone, elle a obtenu, avec la mère du sacrifié, de recueillir la dépouille aimée et de l’enterrer. À l’instar de la princesse Olga, la veuve vengeresse des contes russes, elle promet que Poutine l’homicide sera « puni ». Quand Svetlana Tikhanovskaïa, la représentante de l’opposition biélorusse contre le dictateur Loukachenko, s’avance devant elle, c’est pour tomber dans ses bras et s’appuyer sur son épaule. Et non pas l’inverse. Sur cette photo, Ioulia Navalny se tient droite comme une lame implacable. Elle a la faculté de faire chuter le régime, car elle est à même de réveiller et de rassembler la seule force massive d’opposition, celle des femmes horrifiées de voir leurs hommes mourir dans une sale guerre pour un autocrate halluciné. Le meilleur indicateur du fait que son entrée dans l’arène inquiète Poutine – car elle est déjà plus que la porte-voix d’un fantôme – est la campagne de diffamation que le Kremlin s’est empressé de déployer à son sujet sur internet.

Question plus personnelle : comme Navalny et à mesure que le dessein impérialiste du Kremlin s’est fait jour, au cours de la décennie écoulée, votre analyse de la politique russe a évolué au point que vous êtes devenu l’un des plus farouches adversaires de Poutine. On ne peut pas ne pas penser à la position de Georges Bernanos par rapport à Franco. Cette comparaison vous agrée-t-elle ?

Je ne suis pas vaniteux au point de me comparer au génie prophétique du « Grand d’Espagne ». Par ailleurs, contrairement à lui, je n’ai jamais été maurassien ou antisémite, et mon retournement, pour autant qu’il existe, ne confine pas au repentir. Ce qui compte chez Bernanos, c’est sa leçon de conversion perpétuelle à partir de la charité, ce nom de l’amour divin pour la vérité. Chrétien orthodoxe, classé « théologien » par les médias puisqu’il en faut un, m’étant longtemps soucié d’œuvrer à la libération spirituelle du patriarcat de Moscou, légataire indigne de l’holocauste communiste, capté par une hiérarchie hérétique et apostate dévouée à Mammon et massacrant l’Église du Christ, j’ai patienté, menant un combat de position. Lorsque le potentat Vladimir a déclaré la guerre à l’Ukraine et que le pontife Cyrille l’a bénie, se soumettant cette fois à Belzébuth, j’ai pris les armes, les miennes, et le parti des Ukrainiens. Non pas parce qu’ils seraient parfaits, mais parce qu’ils sont victimes. Non pas parce qu’ils sont uniques, mais parce qu’ils rejoignent les autres victimes du retour de l’inhumanité en politique. Ce choix, oui, Bernanos l’aurait approuvé, je le pense, mais aussi Péguy, je le sais, et Soljenitsyne, je le crois. Un de ces choix qui se présente à vous une, deux, trois fois par vie, dont vous ne sauriez préjuger mais qui vous juge.

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Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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