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Le mystère Nabokov

À l’ombre d’une jeune fille en fleur


Le mystère Nabokov
Nabokov à Montreux, 1969. © MP/Leemage

La parution du troisième et dernier volume en « Pléiade » des Œuvres romanesques complètes de Vladimir Nabokov est l’occasion de retrouver un écrivain souverain et enchanteur. Aux côtés de Proust ou Joyce, il est un des rares écrivains du XXe siècle à créer un monde à lui reconnaissable dès les premières lignes.


Cela commence, peut-être, simplement par quelques images.

Un immense ciel d’été, en Russie, où les nuages dorés passent dans le silence d’une après-midi aux allures d’éternité. Une route américaine des années 1950 qui ne mène nulle part, sinon à l’enseigne clignotante d’un motel désert. Un échiquier où une partie se joue dans les diagonales du fou et crée un réseau insensé de possibles. Un papillon qui agonise en couleur dans le filet d’un petit garçon, sur la Côte d’Azur. Une cellule de prison où un homme attend une exécution dans un pays inconnu. Un château dont l’architecture n’est pas de notre monde ou, plutôt, d’un monde qui aurait pu être le nôtre, mais dont d’infimes différences signent l’étrangeté définitive. Un écrivain penché sur sa table dans un appartement londonien ou parisien.

Ecriture kaléidoscopique

À quelle époque sommes-nous ? Peu importe. Dans quel lieu ? On peut toujours essayer de se raccrocher à des noms, ils ne renvoient pas nécessairement à notre réalité. Et pourtant, nous y sommes, nous y sommes vraiment, par la seule magie d’une écriture kaléidoscopique. Vladimir Nabokov, c’est d’abord cela : un enchanteur qui sait jouer de ses métamorphoses. « Hélas, écrit-il dans Intransigeances avec ce mélange de coquetterie et d’ironie dont il est coutumier, je ne suis pas un gibier bien intéressant pour les chasseurs d’influences. ».

On peut malgré tout, pour savoir d’où vient cet écrivain dont pour une fois, il n’est pas exagéré de dire qu’il est inclassable, se référer à sa biographie. Nabokov est né en 1899 à Saint-Pétersbourg. Il est issu d’une famille de la grande bourgeoisie avec un père professeur de droit, opposant politique libéral qui préfère la réforme à la révolution. Comme il est normal à cette époque, Vladimir Nabokov apprend dès sa prime enfance l’anglais et le français. Après avoir fait ses études de littérature à Cambridge à partir de 1919 où sa famille se réfugie d’abord, il saura maîtriser l’allemand lorsqu’il se retrouvera à Berlin entre 1922 et 1937 dans les milieux de l’émigration. Son père est assassiné dans cette même ville, lors d’une réunion politique en 1922.

Ada ou l’Ardeur, le plat de résistance de ce troisième volume

On pourrait penser que l’œuvre de Nabokov se ressent de ce traumatisme. C’est mal connaître notre homme qui a toujours tenu Freud pour un charlatan et la psychanalyse pour une fable stérile, voire dangereuse. Alors trouvera-t-on chez lui, au moins, des échos de la politique ? Après tout, voilà un écrivain qui ne reverra plus jamais son pays natal après l’avoir quitté à l’âge de 20 ans pour devenir une manière de nomade qui vivra aussi en France et surtout en Amérique avant de finir en Suisse, au Montreux Palace, face au lac Léman où il meurt en 1977. Pourtant, même un roman comme Brisure à Senestre, où un écrivain tente de survivre dans la dictature d’un pays imaginaire, n’a rien de 1984. Si l’œuvre de Nabokov est antitotalitaire, c’est en quelque sorte par défaut, parce qu’elle révèle une souveraine liberté et qu’elle obéit à ses propres lois, créant un monde reconnaissable dès les premières lignes de chaque roman, de chaque nouvelle et qui n’a d’autre référence que lui-même. On ne voit guère, dans ce xxe siècle, que Proust et Joyce pour avoir su créer des univers aussi parfaitement autonomes comme des totalités closes sur elles-mêmes. Pas de message chez Nabokov, jamais, mais des images, toujours des images. Dans Intransigeances, encore, il précise : « Je ne pense en aucune langue. Je pense en images ; c’est seulement certains illettrés qui remuent les lèvres en lisant ou en ruminant. Non, je pense en images, et de temps en temps, une phrase russe ou une phrase anglaise peuvent se former sur l’écume de l’onde cérébrale. »

Comment voulez-vous, avec de telles dispositions d’esprit, que le lecteur puisse appliquer à cette œuvre une grille d’analyse politique, psychologique ou philosophique ? Deux anecdotes illustrent cette impossibilité. Alors qu’il était devenu professeur itinérant de littérature dans différentes universités américaines, Nabokov avait demandé à ses étudiants lors d’un examen sur Madame Bovary, de décrire la chambre d’Emma et non de réfléchir théoriquement à la structure du roman ou à ses thématiques. Autrement dit, pour lui, le roman est d’abord un lieu, un lieu très concret qui forme un autre espace-temps, une « époque-lieu » selon les mots de Julien Gracq sur La Chartreuse de Parme. De surcroît, cet espace-temps est modulable à l’infini, comme dans l’indépassable Ada ou l’Ardeur qui forme le plat de résistance de ce troisième et dernier volume de ses Œuvres romanesques complètes qui viennent enfin de paraître en « Pléiade ».

Lolita, un succès de scandale

Autre anecdote : Nabokov était atteint d’une affection rare, mais répertoriée médicalement, qui lui faisait voir les lettres en couleurs. On appelle cela la synesthésie et c’est de cette manière qu’il écrit le monde. Pour lui, les sons ont des couleurs, les couleurs ont des goûts et ainsi de suite. La vue et l’audition se confondent, au point, par exemple, que dans Chambre obscure, le personnage principal, un critique d’art devenu aveugle, peut voir « les épaules luisantes » et le « maillot de bain noir ceinturé de blanc » de la jeune fille qui va le détruire.

On a bien essayé de coincer Nabokov avec Lolita, ce roman qui fit sa célébrité en 1955, lui apporta l’aisance financière et un succès de scandale. Les ligues de vertu, qui ont à peine changé de visage aujourd’hui, l’ont résumé à un roman pédophile parce qu’elles ne savent pas lire. Un de ses premiers lecteurs, le romancier catholique Graham Greene, a beau y avoir vu un chef-d’œuvre, Nabokov fut violemment attaqué, quand bien même le Tout-Paris salua en 1959 la traduction française chez Gallimard. Comme d’habitude, la bêtise faisait confondre l’auteur et le narrateur. Nabokov avait pourtant laissé un indice de taille en nommant Humbert Humbert son personnage de suborneur de nymphettes, mot dont on lui doit l’invention. Le nom était à l’image de la personnalité double et irréconciliable du personnage. Un sale type qui détruit une jeune fille à peine sortie de l’adolescence et, en même temps, un narrateur au style merveilleux dont il se servait aussi bien pour décrire la sexualité la plus crue que des retrouvailles impossibles avec l’enfance. Ne pas mettre de leçons de morale dans un tel roman, laisser le lecteur en proie à sa propre fascination devant la beauté du texte, voilà ce qui ne passait pas. Le motif pour lequel on dit détester les écrivains n’est jamais le vrai. La seule chose que reproche l’« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » (Baudelaire), c’est d’être secrètement bouleversé par une œuvre qui devrait l’indigner.

Les romans qui paraissent dans ce troisième volume de la « Pléiade » viennent juste après Lolita et couvrent la dernière période de la vie d’un Nabokov devenu mondialement connu, en partie pour de mauvaises raisons. Ils sont tous en anglais, devenu de fait la langue d’écriture de Nabokov depuis La Vraie Vie de Sebastian Knight, publié en 1940 quand Nabokov est encore à Paris. L’aisance avec laquelle Nabokov a pu passer du russe à l’anglais, au point de retraduire lui-même ses romans russes, n’est pas celle de Pnine, le héros du premier roman de ce volume. Pnine est un russe émigré, professeur dans une petite fac et en proie à toutes les difficultés de celui qui ne s’adapte pas à sa nouvelle patrie. Il représente finalement une forme d’exorcisme pour Nabokov qui raconte l’histoire de ce pauvre professeur en se faisant, pratiquement sous son propre nom, le narrateur de plus en plus présent des heurts et malheurs, puis de l’agonie de l’inadapté qui meurt au moment où lui, Nabokov, arrive à l’université de Pnine pour une conférence. S’il n’y a pas de rivalité entre Pnine et Nabokov, il en va différemment dans Feu pâle, roman qui est un exploit formel en même temps qu’une réflexion sur une des pires haines qui existe, celle du critique pour le critiqué. Le roman commence par un long poème posthume du poète John Shade puis, pour l’essentiel, est composé des notes écrites par son ami Charles Kimbote, homosexuel malheureux. Au fur et à mesure du roman, Nabokov transforme de manière hilarante les notes universitaires compassées en une autobiographie du commentateur qui sombre dans la démence, à force de haine pour John Shade.

Reste à découvrir ou redécouvrir le plus grand roman de Nabokov, en tout cas celui qu’il préférait au point d’avoir lui-même surveillé de très près la traduction en français et d’être mentionné parmi les traducteurs : Ada ou l’Ardeur. Paru en 1969, Ada est un immense roman d’amour qui se déroule dans un univers uchronique où l’Amérique et la Russie forment un seul pays. L’amour entre Ada et Van, qui se révèlent être frère et sœur, n’est évidemment pas un roman sur l’inceste, mais sur une passion cachée qui dure toute une vie de l’enfance à la vieillesse et dont les narrateurs sont Ada et Van, Ada venant périodiquement corriger ou commenter le récit de Van qui se masque derrière la troisième personne. D’une structure complexe mais somptueuse, cette histoire d’amour dans un monde entièrement recréé, qui mélange modernité et archaïsme, est une révélation définitive pour qui parviendra à entrer au « château d’Ardis » et vaut largement une autre histoire d’amour monstre parue l’année précédente, le très surévalué Belle du Seigneur : « Parlons de hamacs et de miel… Quatre-vingts ans plus tard, il se rappelait encore avec la fraîcheur poignante de la première joie comment il était tombé amoureux d’Ada. »

Et que demander d’autre à la littérature, au bout du compte, que cette fraîcheur poignante qui défie le temps ?

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes, tome III (dir. Maurice Couturier), « La Pléiade », Gallimard, 2021.

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Article extrait du Magazine Causeur




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